Opera Rara ORC52. Présentation en anglais (Flora Wilson & Jonathan Keates) ; argument quadrilingue ; livret original en français et traduction anglaise. Distr. Harmonia Mundi.
Installé à Naples, Adolphe Nourrit avait suggéré à Donizetti d'adapter le Polyeucte de Corneille, et même participé au livret de ce Poliuto signé Salvatore Cammarano. Las, en 1838 un décret de Ferdinand II interdisait l'opera seria de Donizetti, le jugeant sacrilège. Qu'à cela ne tienne : Donizetti quitta Naples et confia sa partition à l'Opéra de Paris. Remaniée par Eugène Scribe en grand opéra français (en quatre actes, avec scènes spectaculaires et dansées du triomphe de Sévère), placée sous l'égide des Martyrs de Chateaubriand, elle fut créée en 1840. Avec finalement Gilbert Duprez dans le rôle de Polyeucte - à ses côtés, Julie Dorus-Gras (Pauline) et Prosper Dérivis (Félix).
Une nouvelle ouverture, des scènes profondément remaniées, des récitatifs entièrement récrits pour coller à la langue française, des airs de ténor fort différents, enfin, puisque Duprez était vocalement aux antipodes de Nourrit : toutes ces raisons justifient que l'on considère Les Martyrs en soi et non seulement à l'ombre de leur « ancêtre » Poliuto. Si Leyla Gencer (Pauline) et Renato Bruson (Sévère) en ont défendu l'identité française (notamment dans l'enregistrement de 1978, sous la direction de Gianluigi Gelmetti), il fallut attendre 1988 pour que les musicologues William Ashbrook et Roger Parker se penchent de près sur la partition ; travail réengagé depuis jusqu'à l'édition critique (pour Ricordi) par Flora Wilson : Les Martyrs sont fin prêts à être vraiment redécouverts.
C'est logiquement le label Opera Rara qui en propose la primeur, dans la lignée de son édition au long cours de l'œuvre donizettien. Le nouveau design du coffret tranche avec les gravures historiques habituelles, mais le contenu est toujours aussi soigné et instructif, jusqu'à un livret bicolore permettant d'identifier les coupures de 1840 rétablies ici. Surtout, on fera ici cette expérience rare de pouvoir écouter de bout en bout l'opéra en en comprenant le moindre mot sans même avoir besoin de suivre le livret - qu'une ombre d'accent pointe ici ou là n'empêche pas l'élocution de tous d'être châtiée et limpide, y compris chez les choristes.
La direction informée de Sir Mark Elder déroule un théâtre puissant et sans temps mort, assumant le spectaculaire mais aussi le conflit intérieur des personnages : les quatre actes passent sans longueur, même le Triomphe et ses danses, et une remarquable prise de son donne au disque son véritable espace scénique ; le grand ensemble final de l'acte III, dominé par la prière de Polyeucte « Je crois en Dieu » est parfaitement équilibré entre majesté sonore et clarté des plans. Quant au plateau vocal, il est exemplaire - à l'exception, hélas, du timbre de Joyce El-Khoury, trop mûr pour la fraîche Pauline ; l'interprète n'est pourtant pas en faute d'une maîtrise de la ligne et de la fioriture, sachant alléger des aigus flottants dans l'héritage d'une Gencer, comme styliser toujours ses élans intenses. Mais sa voix ne fait pas couple avec le ténor de Michael Spyres, bien plus juvénile de couleurs. Sidérant d'aisance sur toute la tessiture de Polyeucte (y compris ses contre-notes, dardées avec une étonnante netteté préservée de toute tension), d'une élocution tout simplement idéale, celui que l'on présente parfois comme le « nouveau Nourrit » s'avère un excellent « néo-Duprez », absolument adéquat à l'esprit du grand-opéra français. Baryton ardent de David Kempster (Sévère), très belle basse mordante de Brindley Sherratt (Félix), Callisthènes noir et menaçant de Clive Bayley - tous exacts et sans faille : une réussite globale qui fait d'autant plus regretter le miscasting du seul rôle féminin de l'opéra.
Soutenu par trois donateurs arméniens, cet enregistrement des Martyrs - un opéra qui narre la persécution des premiers chrétiens de Mélitène - prend un sens aigu à l'heure de la commémoration du génocide de 1915 comme de la résurgence des crimes perpétrés contre les chrétiens d'Orient. Et que Poliuto, alors même qu'il dénonçait les persécutions fanatiques, ait été jugé une œuvre « sacrilège » - à l'aune des règles arbitraires de la bienséance scénique -, est un autre point de réflexion dont pourrait s'inspirer notre époque prompte à reconsidérer le « blasphème ». Après La Juive (Halévy, 1835) et Les Huguenots (Meyerbeer, 1836), Les Martyrs apportaient en 1840 une nouvelle pierre à l'édifice du grand opéra français, comme à celui d'un art théâtral libre d'interroger et de représenter le sacré. Les remonter aujourd'hui - et, pourquoi pas, les « relire » - serait, sur tous les plans, un geste salutaire.
C.C.