CD Melodiya MEL CD1002126. Distribution Outhere.
Yuri Markovich Butsko est un outsider de la vie musicale soviétique, créateur d'œuvres quasiment utopiques comme son Concerto polyphonique pour quatre claviers qui approche l'heure et demie. Au cours des années soixante et soixante-dix il fut un acteur du renouveau de la vie musicale russe, malgré la politique de répression des milieux intellectuels et artistiques entreprise par Brejnev et ses sbires du KGB. Dans cette URSS figée et mortifère où Chostakovitch usait ses dernières forces, les compositeurs de la génération suivante organisaient une résistance passive en se réfugiant dans leurs œuvres : Schnittke, Gubaidulina, Silvestrov, Wolkonski et avec eux Butsko ouvrirent leur univers aux influences occidentales tout en retournant aux modes anciens de la musique religieuse russe.
A l'égal de Schnittke, Butsko aborda le théâtre lyrique par des chemins plus ou moins détournés - l'opéra n'occupera dans son imposant catalogue de près de cent-cinquante opus qu'une part congrue mais signifiante. Son Journal d'un fou d'après Gogol (1963) inaugure un triptyque lyrique poursuivi par Nuits blanches (1968) et refermé avec les Lettres de l'artiste (1974) où le texte littéraire prédomine sur l'action. Opéras des soliloques et des correspondances, de l'intime et du tragique, dont la radicalité dramaturgique n'a pas trouvé les chemins de la scène autrement que pour des créations furtives. Mais c'était sans compter sur Gennadi Rojdestvensky, certes lié au compositeur par une amitié réciproque mais d'abord curieux de tout, qui en 1973 enregistrait Nuits blanches pour la Radio d'Etat.
Butsko se saisit du personnage du Rêveur qui traversera toute l'œuvre de Dostoïevski tel que l'écrivain l'incarne dans sa nouvelle de jeunesse. Quatre tableaux suivent scrupuleusement le déroulement du récit - les amours toujours différées et, au fond, improbables entre Nastenka et le Rêveur, qui laisseront ce dernier heureux d'avoir simplement pu aimer sans retour, heureux d'une illusion. Le thème de cet opéra de chambre écrit en gris colorés, souvent envoûtant par la concentration minimaliste de sa grammaire, son ton sinistre, fait écho aux rigueurs sclérosantes de la société soviétique d'alors : tout créateur se trouvait dans la situation du Rêveur.
Rojdestvensky dirige factuellement cette musique blanche, angoissée, proche du vide, laissant les chanteurs occuper seuls la place. Anatoly Mishchevsky, loin du registre comique de son Antonio des Fiançailles au couvent, compose finement la psyché dépressive, résignée, d'un personnage décidément peu théâtral. Mais l'aigu de grâce du ténor, la longueur de sa voix où les mots se prolongent dans une sorte de songe éveillé, rappellent qu'il fut bien plus qu'un second couteau sur la scène lyrique moscovite d'alors. Galina Pisarenko, qui venait de triompher à Berlin dans une Carmen réglée spécialement à son intention par Walter Felsenstein, s'empare du personnage autrement dessiné de Nastenka et l'incarne avec un sens du théâtre clouant - sa panique lorsqu'elle comprend que le jeune homme qu'elle aime la délaisse rappelle quelle tragédienne elle fut. Cet opéra de la confrontation improbable de deux vies parallèles est resté un ovni dans la création lyrique soviétique, il méritait d'être aussi bien documenté.
J.-C.H.