BelAir Classiques. Distr. Harmonia Mundi.
L'adaptation opératique de la nouvelle Brokeback Mountain, dont Annie Proulx a elle-même tiré le livret, aurait pu tourner au plaidoyer ou à l'étude sociologique. Grâce à une dramaturgie sobre et condensée, à une musique expressive mais épurée et à une mise en scène directe, on en retient avant tout l'émouvante histoire d'un amour impossible.
Jack et Ennis, deux cow-boys, sont engagés pour un été à Brokeback Mountain par le fermier Aguirre pour protéger les troupeaux. Rendu omniprésente par des projections en grand format de photos ou de vidéos quasi statiques sur le fond de scène, la montagne, aussi dangereuse que somptueuse, se voit confier par Charles Wuorinen un thème signalétique et sera le témoin, sinon le déclencheur puis l'exhausteur, d'une amitié qui tournera vite à l'attraction irrésistible et à une rencontre charnelle impromptue (I, 5). Jack est un être social, expansif et chaleureux. Le ténor lyrique Tom Randle l'incarne avec une telle évidence qu'il en éclipserait presque l'idée même de la représentation, dessinant avec une même souplesse les lignes de crêtes dodécaphoniques que les courbes douces parfois teintées de swing. Ennis est introverti, et s'exprime en sprechgesang tant qu'il n'a pas réussi à exprimer ses sentiments. Il met longtemps à accepter son homosexualité, et sa libération vocale, progressive, est parachevée dans l'émouvant air final où il jure à Jack, mort, un amour éternel. On ne pourra qu'être impressionné par la façon dont Daniel Okulitch ménage cette transfiguration. Le beau duo qui fait suite à la nuit partagée sous la tente, où Ennis apparaît en proie à un trouble intérieur, repose sur un entrelacement étroit des lignes sur fond d'orchestre minimal.
L'acte II présente la suite de la relation sporadique et clandestine, sur une vingtaine d'années, des deux hommes, chacun impliqué dans une vie de famille. Aucun rôle secondaire n'a été négligé et, parmi les interventions des épouses, on retient l'air intérieur et pourtant intense de Lureen apprenant par téléphone à Ennis la mort de Jack. En réponse à une vocalité dont le spectre s'étend du parlé (les discussions entre Ennis et son épouse Alma) au lyrisme exacerbé, l'orchestre adopte le plus souvent des teintes franches, des contours nets et tranchés. Un langage atonal mais non dépourvu de polarités engendre un climat expressionniste qui semble cependant davantage redevable à Stravinsky, Foss ou Carter qu'à Berg. Avec l'orchestre du Teatro Real de Madrid, Titus Engel exploite remarquablement l'élan dynamique de cette matière musicale en parfaite adéquation avec les relations à la fois passionnées et dures des personnages principaux, qui instaure une dynamique sans faille et évacue tout surplus de pathos. Revenir au film d'Ang Lee sera un moyen d'apprécier la profondeur de cet opéra.
P.R.