Myrto Papatanasiu (Rusalka), Pavel Cernoch (le Prince), Annalena Persson (la Princesse étrangère), Willard White (Vodnik), Renée Morloc (Jezibaba), Chœurs et Orchestre de La Monnaie, dir. Adam Fischer, mise en scène : Stefan Herheim (Bruxelles 2012).
DVD EuroArts 2059 928. Distr. Harmonia Mundi.


Solaris
- le nom du roman de Stanislas Lem, portant sur le double et la réincarnation, et de sa célèbre adaptation par Andrei Tarkovski - écrit ici en néon jaune au dessus de la façade du bar côté jardin, le dit clairement : Rusalka n'est plus depuis longtemps le simple conte triste que Dvorák a illustré d'une partition éblouissante de beauté. La psychanalyse a porté son regard sur cette « petite sirène », et la nymphe du lac romantique perdu dans la forêt est aujourd'hui renvoyée à nos comportements fondamentaux dans la plupart des productions contemporaines. Celle de Stefan Herheim, créée à Bruxelles en 2008 et filmée lors de sa reprise en 2012, est assurément l'une des plus brillantes qui soit.

L'action s'inscrit dans l'enfermement très suggestif (et très réussi) d'une ville noyée de pluie et saturée d'algues suspendues au ciel invisible, entre un bar où se réunissent des ondines bien allumées, la bouche d'un métro qui se transformera en boutique de fleurs, une église de briques qui déversera sa cohorte de bonnes sœurs /ondines intolérantes vite transformées en femelles déchaînées, et un immeuble d'habitation où règne l'épouse acariâtre de Vodnik. Rusalka saluera la Lune perchée sur une colonne Morris lumineuse dont l'affiche s'animera en queue de sirène pour montrer la nature double du personnage, tandis que Jezibaba sera tour à tour SDF, fleuriste et ondine mature... Tout ici joue du dédoublement des personnages, entre leur fonction traditionnelle (l'innocence, la méchanceté, la veulerie, la compassion...) et sa traduction contemporaine autrement cruelle, comme l'exprime parfaitement l'héroïne qui apparaît en péripatéticienne à perruque blanche vêtue de cuir argenté. On réalisera vite qu'elle est à la fois réalité et fantasme d'un Vodnik émoustillé et veule, mal marié à la Princesse étrangère et qui se rêve en Prince amoureux, en restant tout à la fois tenancier de sex-shop, de boutique de robes de mariées et de carcasses de boucherie, mélangeant passé et présent sans trop savoir où il en est en matière d'identité propre, se réincarnant en beau marin / Prince amoureux rêvant d'une Rusalka virginale à travers la pute libérée qui l'aguiche - tout en rêvant, elle, d'une robe de mariée. C'est lui le personnage central, magistralement incarné par Willard White : l'homme partagé entre morale et passion, respectabilité et vice, désir de jeunesse et réalisme fatigué, qui finira par poignarder sa méchante épouse et quitter les lieux aux mains de la police. Tout l'opéra semble la projection / remémoration de ses fantasmes et de ses hontes. Superposition des niveaux de lecture, critique d'une société toujours bien peu sympathique dans ses excès (la Cour du Prince, le bal placé sous le patronage d'un Vodnik-Neptune et d'une Rusalka en Vierge au cœur saignant, vulgaire et fascinant à la fois) et de ses protagonistes toujours perdus entre désir et respect de règles désuètes mais impérieuses.

Fatras ? Non, assurément pas : comme toujours avec Herheim, le spectacle est pensé, analysé, structuré et passionnant. Ses débordements sont parfois difficiles à décrypter à la première vision, d'autant que pour coordonner la logique de son propos, Herheim n'a pas hésité à modifier le texte et à transformer certains personnages secondaires. Trahison (cautionnée par le chef) pour l'amateur du respect absolu, mais l'apport en multiplicité des regards en vaut la peine.

Tout cela n'enlève rien à la poésie impérieuse de la partition, qui est ici admirablement portée par la direction d'Adam Fischer, même s'il privilégie à raison plutôt la théâtralité, restant ainsi parfaitement en phase avec le propos scénique. Et si ce ne sont pas les bonnes qualités vocales de la distribution qui font la force première du spectacle, l'investissement théâtral et dramatique de chacun en est l'un des moteurs. Ainsi Myrto Papatanasiu n'a pas le moelleux absolu et l'aigu somptueux des très grandes Rusalka, mais son timbre un peu acidulé convient parfaitement au caractère à la fois innocent et volontaire du personnage, qu'elle campe entre nostalgie et désir avec une force et une poésie irrésistibles. La voix de Willard White est assurément bien défaite, mais il est proprement fascinant dans son rôle à multiples facettes. De même, Annalena Persson n'est dotée que d'un instrument sans magie personnelle, mais elle le met au service d'un personnage tout aussi multiple et d'une efficacité réelle dès qu'elle s'impose en rivale chantante. Le Prince de Pavel Cernoch, voix souple, aigu aisé, charme réel, a le côté fade requis par la partition et le parti scénique, et la Jezibaba de Renée Morloc est parfaite. Et toute la cohorte des seconds rôles est de fort bon niveau.

On restera ainsi collé à son écran, tant la captation rend la virtuosité et le charme incontournables du spectacle tels qu'on a pu les croiser aussi fort en scène, lors de sa reprise à Lyon en janvier. Prioritaire si l'on aime Rusalka, assurément.

P.F.