CD Erato 0825646343546. Distr. Warner Music.
Niobe, fille de Tantale roi de Thèbes, se proclame l'égale des Dieux et, dans sa folie d'orgueil, trahit son époux Anfione avec Clearte. Les Dieux se vengeront de sa présomption en tuant ses enfants et en la pétrifiant. Anfione mettra fin à ses jours.
C'est dans cette dernière péripétie que l'ouvrage de Steffani prend sa couleur si particulière. Car les dix airs d'Anfione, personnage élégiaque dérivé d'Orphée, sont écrits avec une invention mélodique et revêtus d'un apparat d'instruments dont la beauté laisse sans voix, d'autant que Philippe Jaroussky les transcende par son lyrisme irrépressible : plénitude du chant, simplicité de la ligne, une réponse à peine voilée à l'expressionnisme qu'y tentait Cecilia Bartoli dans le récital désormais historique qui lança la redécouverte de Steffani. Et cet aède malgré lui qui cherche sans cesse le repos, l'oubli, le retrait, dessine un caractère singulier dans le théâtre lyrique baroque où le suicide est rare - en dehors de celui de Sénèque -, sinon la mélancolie. Dix airs fabuleux d'émotion, dont huit ajoutent des instruments supplémentaires pour des décors sonores oniriques : écoutez seulement « Sfere amiche », il vous sera impossible de vous en déprendre.
Ailleurs, Steffani met en place sa fabuleuse mécanique théâtrale : issue de l'opéra vénitien, emplie d'un merveilleux volé à la tragédie lyrique selon Lully, elle annonce l'âge d'or du séria avec un luxe dans l'écriture virtuose, que ce soit pour les instrumentistes ou les chanteurs, doublé d'une inépuisable veine poétique. L'opulence de l'orchestre de Steffani - avec sa géométrie variable dont le moindre volume est assuré par un continuo ductile - trouve son miroir moderne dans le Boston Early Music Festival dirigé prestement, sans grandiloquence mais avec un sens du drame comme de la poésie que bien des formations devraient lui envier : deux chefs y veillent, Paul O'Dette qui, de son luth, inspire le continuo, et Stephen Stubbs l'épaulant. D'où une présence rythmique implacable. A chaque fois on est repris par ce théâtre fusant dans lequel Anfione ouvre ses espaces de rêves philosophiques.
Karina Gauvin, impétueuse et sensuelle, trouve en Niobe un rôle à sa mesure, qu'elle dévore littéralement - voix somptueuse, mots insidieux. Les comprimari sont parfaits, avec une mention spéciale pour la Manto d'Amanda Forsythe et le Tiresia de Christian Immler. Cette résurrection, passée par la scène mais captée avec une attention amoureuse au studio, signe le premier jalon d'une redécouverte qu'on espère systématique des ouvrages géniaux d'un compositeur enfin retrouvé. Refermant Niobe, une seule question : comment avait-on fait pour vivre sans jusqu'alors ?
J.-C.H.