Opus Arte OA 1145 D. Distr. DistrArt Musique.
Nommé « Director of opera » au Royal Opera House en 2011, le metteur en scène danois Kasper Holten avait signé l'année précédente un film, Juan, aux visées explicitement irrévérencieuses. Chanté en anglais, réduit à une durée de 1 h 40, le film transposait le Don Giovanni de Mozart dans un monde moderne, urbain et cru : sexe et vitesse, urgence et violence, cylindrées et armes à feu tournoyaient autour d'un Christopher Maltman mis à nu - au sens propre, entre Air du champagne feulé sous la douche et étreintes torrides accumulées.
En charge d'une nouvelle production de l'ouvrage, quatre ans plus tard, Holten a eu le bon sens de ne pas décalquer à la scène son travail à l'écran. Le spectateur retrouve ici des décors et costumes « historiques » que viennent seuls violenter les vidéos de Luke Halls, sporadiques toutefois, et les éclairages expressifs de Bruno Poet. Pourtant d'autres références inopinées surgissent, convoquées par une esthétique au romantisme affirmé : Malin Byström semble clonée sur l'Alida Valli de Senso face à un Antonio Poli / Farley Granger ; quant à Mariusz Kwiecien, son manteau à col de fourrure est comme échappé d'un Onéguine (monté par Holten un an tout juste avant ce Don Giovanni...). Malgré cela, le vertige des perspectives, confinant parfois à l'abstraction, le jeu des projections et inscriptions vidéo sur les décors d'Es Devlin - aussi sobres d'esthétique que virtuoses de conception - et l'atmosphère nocturne de l'ensemble parviennent à créer un univers cohérent, parfois même puissant, en tout cas spectaculaire.
D'où vient alors que malgré de tels atouts, auxquels s'ajoute une distribution de belle qualité, ce Don Giovanni ne nous emballe pas ? Sans doute de ce qu'on appellera son « pragmatisme », sa façon de niveler l'ouvrage de Mozart et Da Ponte sur l'aspect « comédie cruelle » et de gommer ses autres dimensions. Foin de critique sociale ici, comme de défi à Dieu. Du coup, malgré une direction d'acteurs très volontaire, tous peinent à habiter les ombres, voire les abîmes, de leur personnage et restent d'une lisibilité trop franche, trop solide. A commencer par la Zerlina d'Elizabeth Watts, voix d'une maturité inusitée pour ce rôle mais qui sert le propos du metteur en scène : nous montrer des femmes qui se jettent dans les bras de Don Giovanni, plutôt qu'elles ne sont conquises par lui - amoindrissant au passage la part de séduction active du rôle-titre. Mariusz Kwiecien a beau y faire montre d'une belle plénitude vocale et d'une présence scénique indubitable, son Giovanni reste comme extérieur aux événements et, parfois, à l'arrière du Leporello d'Alex Esposito, aisé et sonore de bout en bout. Antonio Poli offre un galbe vocal généreux, sachant la rondeur comme la nuance, à Ottavio, et le Masetto de Dawid Kimberg, toujours selon le projet de Holten, apparaît inhabituellement altier. La direction de Nicola Luisotti, très équilibrée, participe de ce même caractère, plus tonique que flamboyant ou crépusculaire, et manque parfois de l'abandon ou de la fièvre qui pourrait rendre incandescents les personnages. Véronique Gens sert Elvira avec une science stylistique et une dignité vocale souveraines, mais semble aussi contrainte par le procédé. C'est, du coup, l'Anna de Malin Byström qui se distingue au plus haut, aussi parce que son personnage semble enfin considéré dans toute sa complexité : la richesse du timbre, les dynamiques veloutées même dans l'engagement, les couleurs abandonnées, sont d'un rang rare et offrent les quelques moments de grand théâtre intérieur et vocal où, soudain, point la puissance de dévastation d'un Don Giovanni ailleurs trop assagi.
C.C.