DVD DG 00440 073 5132. Distr. Universal.
Le Trouvère ne constitue pas seulement un défi de distribution vocale. Il pose aussi problème aux metteurs en scène - et aux vidéographes : la grande majorité des propositions (et des captations) tend à une imagerie illustrative - qui, dans le meilleur des cas, peut offrir un classicisme de bon aloi (Moshinsky) -, une minorité ose des décalages incongrus - allant parfois jusqu'à violenter l'ouvrage et ses enjeux (Tcherniakov). Mais de véritable univers singulier, original et sachant dans le même temps se repenser pour la partition, son livret et ses personnages, point. Jusqu'aux Wiener Festwochen 2013 dont la production de Philipp Stölzl fut reprise six mois plus tard à Berlin - reprise documentée par ce DVD.
De fait, la scénographie puissante et sobre de Conrad Moritz Reinhardt et Philipp Stölzl, les éclairages superbes d'Olaf Freese et leurs jeux d'ombres, les projections vidéo de Momme Hinrichs et Torge Moller, emplies d'âme et de mélancolie morbide, convoquent un univers saisissant, baroque et expressionniste à la fois. Entre fantaisie onirique et Histoire (elle-même scindée entre Siècle d'or et époque XIXe), entre vanité métaphysique et carnaval circassien (foisonnants costumes d'Ursula Kudruna), c'est bien Le Trouvère qui s'exprime ici : sa noirceur et son sens du tableau, son jeu sur l'espace (et le hors-champ, donné en creux par ce décor abstrait de pur dedans/dehors), son intrigue invraisemblable qui ne trouve salut que dans un théâtre de tréteaux revenant aux origines - celles des conventions et artifices jubilatoires, d'avant le réalisme ou la psychologie. Enfin, un Trouvère qui réinvente Le Trouvère tout en restant fidèle au Trouvère !
Par ailleurs, la réussite musicale est de même eau. Dès le prélude orchestral - vif, tendu, nerveux, au lieu de l'habituelle et pompeuse déclamation - on sent à l'œuvre une direction musicale qui cherche la ligne, la subtilité de touche, la vivacité de la gravure. Et Daniel Barenboim - puisque c'est de lui qu'il s'agit - a sous sa baguette un plateau d'une qualité et d'une homogénéité rares. La première Leonora de Netrebko dévoile une plénitude de moyens nouvelle, une belle générosité du chant - et, ici, une vocalisation maîtrisée qui rend pleinement justice à l'écriture verdienne sous tous ses aspects. Bien plus en forme qu'à Salzbourg quelques mois plus tard, Plácido Domingo hisse son pavillon de néo-baryton sur un Comte di Luna auquel il enlève, certes, une part de la profondeur, mais à qui il conserve un nerf vocal certain - même si la soirée dévoile les limites d'un chant désormais un peu court. Maladive hystérisée, rousse démoniaque autant que pâle victime, l'Azucena de Marina Prudenskaya est plus juvénile qu'à l'ordinaire mais tient son rang, autant que le Manrico de Gaston Rivero qui, s'il ne séduit pas intrinsèquement par son timbre ou son chant - parfois un peu trémulant -, maintient de bout en bout une élégance des intentions et de la courbe. Adrian Sâmpetrean est un Ferrando de luxe au timbre mordant et profond, à la musicalité permanente.
On peut rêver encore d'associer tel ou tel pour aboutir au quatuor vocal idéal, on peut regretter que les déplacements des chœurs n'aient pas été encore plus travaillés pour aller jusqu'à la mécanique parfaite... Mais on ne peut bouder son plaisir - enfin un Trouvère en vidéo où musique et théâtre se tiennent l'un l'autre et dans un même esprit.
C.C.