BelAir classiques BAC108. Distr. Harmonia Mundi.
« Pour répondre au concept dramaturgique du metteur en scène Dmitri Tcherniakov, les rôles de Ines et Ruiz ainsi que certaines interventions du chœur sont redistribués à d'autres chanteurs de la production. » Vous voilà prévenus : le concept dramaturgique du metteur en scène prime désormais non seulement sur celui du librettiste - on en prend l'habitude - mais aussi sur celui du compositeur. Considérant ici que les personnages secondaires et le chœur sont inutiles à l'action, Tcherniakov décide de les reléguer en fosse ou carrément de les supprimer. Pratique - mais on préférerait un metteur en scène qui s'affronte au problème de la représentation de ces données de départ.
« Azucena réunit les personnages afin de faire la lumière sur le passé tragique qui lie leurs destins en proposant des jeux de rôles... » Bis repetita placent : un écran vous prévient et développe l'interprétation de Tcherniakov. Là encore, on ne peut s'empêcher de trouver que c'est mauvais signe : un bon « concept dramaturgique » ne devrait pas avoir besoin d'afficher son mode d'emploi avant désemballage... De fait, l'on passe 2 h 30 à comparer mentalement Le Trouvère de Verdi et celui que veut nous raconter le metteur en scène. L'exercice tient de l'écartèlement neuronal (ou optique, le livret d'accompagnement du DVD nous proposant la lecture parallèle des deux arguments), abuse du second degré ironique comme si le premier degré mélodramatique n'était pas acceptable, et charge le jeu des interprètes d'un théâtre psychologique qui se veut puissant mais n'est que démonstratif.
Concentrons-nous donc sur l'interprétation musicale. Hélas, ce n'est pas un Trouvère d'anthologie - très loin de là. Misha Didyk chante dans une langue étrange et d'une voix tremblante ou forcée, étranglée dès le haut-médium. Marina Poplavskaya ne peut masquer des moyens trop courts pour Leonora, un manque de richesse du timbre et des couleurs. Scott Hendricks est un Di Luna oscillant voire débraillé, malgré un bel engagement scénique dans la « lecture Tcherniakov ». Engagement idoine pour Sylvie Brunet-Grupposo que l'on sent assez jubilante, mais dont la musicalité évidente (nuances, legato, travail sur un mezzo avant tout lyrique) est trahie par des moyens fatigués (registres dessoudés, passage durci, médium pincé).
Le seul vrai plaisir musical et dramatique vient finalement de ceux que l'on ne voit pas : en fosse, la direction de Marc Minkowski dégraisse le romantisme de ses dangers opulents pour affûter les arêtes, aviver les lignes, aiguiser les timbres. Les chœurs sont superbes, fantomatiques et atmosphériques. Là se passe un Trouvère intéressant, captivant même. Plutôt que bouter son interprétation au forceps entre les lignes du livret, les notes de la musique et les cerveaux des spectateurs, Tcherniakov - par ailleurs capable du meilleur - devrait cultiver l'art de la litote. « Verdi était quelqu'un qui travaillait beaucoup avec les forces vives qui étaient mises à sa disposition. J'ai tâché de faire de même... » confie Minkowski dans ses Réflexions sur la partition.
C.C.