DVD EuroArts 2072708. Distr. Harmonia Mundi.
Comme Wladislaw Szpilman, le héros du film de Roman Polanski, André Tchaikowsky fut rescapé du ghetto de Varsovie, se cachant deux années avec sa grand-mère pour finalement être capturé par les nazis lors de l'Insurrection. Il survécut à une déportation au camp de Pruskow et put enfin retrouver son piano à l'âge de neuf ans. Sa mère, guide de ses premiers pas au clavier, avait disparu dans l'horreur de Treblinka. Ce destin tragique s'effaça progressivement. Le jeune garçon était brillant, séducteur, pianiste virtuose consommé et déjà tenté par la composition. Mais il fallait faire carrière, ses professeurs du Conservatoire de Varsovie ayant conscience de son incroyable talent : il serait donc pianiste. En 1955 Stefan Askenase le remarque lors du Concours Chopin, André ira travailler avec lui à Bruxelles et, l'année suivante, remportera le Troisième Prix du Concours Reine Elisabeth. Une brillante carrière de concertiste commence, adoubée par Arthur Rubinstein, dans l'ancien comme dans le nouveau monde. Des disques suivent en concerto avec Fritz Reiner pour RCA ainsi que des récitals uniment célébrés. Mais la composition reprend le dessus, au point qu'André Tchaikowsky finit par ne plus supporter son statut de virtuose.
Tout au long des années soixante-dix, alors qu'il s'est établi à Londres, il songe à mettre en musique Le Marchand de Venise avec la complicité de John O'Brien qui lui taille un livret sur mesure : Antonio est de fait l'autoportrait d'André tel qu'O'Brien le connut tout au long de la composition de l'opéra, un homosexuel en proie à la dépression, isolé du reste du monde, doutant de ses capacités comme de son art. On pourrait ajouter que Shylock serait la part noire d'André, avec cette cruauté et cette ironie dont il jouait si brillamment parmi le cercle d'amis qui l'entourait à Londres et à Bruxelles : Martha Argerich, Radu Lupu, Uri Segal, David Zinman, les Crommelynck, tous lui vouaient une affection soutenue, admirant l'homme autant que le pianiste. On se souvient encore avoir surpris Radu Lupu et André jouant aux échecs comme des acharnés à quatre heures du matin : c'est alors qu'on l'a connu, en 1978, tout préoccupé de son opéra. Le 1er octobre 1980, l'œuvre était achevée - seules les vingt-quatre mesures finales restaient à orchestrer. Le projet soutenu par Lord Harewood de créer l'ouvrage au North Opera en décembre 1981 fit long feu, et le destin rattrapa André. On lui diagnostiqua un cancer du colon qui l'emporta dans la tombe avec son opéra, le 26 juin 1982 : quarante-six ans ! André légua son crâne à la Royal Shakespeare Theater Company - du moins serait-il Yorick pour l'éternité. Puis le silence se fit, sur l'homme et sur l'œuvre. Seuls les amis évoquaient entre eux la mémoire d'André. Ses disques reparurent fugitivement en CD chez un label français confidentiel, mais son œuvre restait oubliée.
Pas de David Pountney, qui avait lu la partition autographe du Merchant of Venice et attendait l'occasion de le révéler : la prolongation pour une année de son mandat de Directeur artistique du Festival de Bregenz et le retard d'un opéra commandé lui en fournirent l'opportunité. The Merchant of Venice serait, après Le Roi Roger de Szymanowski et Passazhirka de Weinberg, la troisième révélation majeure de son directorat. Hélas, il devra renoncer à en assurer la mise en scène, la confiant avec le flair qu'on lui connaît à Keith Warner qui a saisi tous les enjeux et tous les arrière-plans d'une partition foisonnante. En translatant l'action à l'époque d'Edouard VII, avec le dispositif de murs-coffres imaginé par Ashley Martin-Davis, en rapprochant Shylock de Rothschild, Warner opère une distance d'avec Shakespeare dictée par la musique. La sphère privée du compositeur, tout entière illustrée par le personnage d'Antonio confié à un contre-ténor, est si subtilement sentie, jusque dans la séance d'analyse freudienne de la première scène et dans le baiser volé à Bassanio ; la suractivité scénique de tout l'ouvrage si parfaitement exprimée, autant dans le chœur menaçant du Carnaval au I que dans le Procès du III ; le ton de comédie ironique des scènes à Belmont avec les prétendants de Portia si brillamment saisi : André Tchaikowsky n'aurait pas rêvé mieux pour la création de son seul ouvrage lyrique.
Mais en dehors d'un sens inné du théâtre, l'œuvre parle une langue singulière, portée par un orchestre virtuose, quasiment un personnage dramatique à lui seul dont le flot ininterrompu n'est pas sans rappeler celui des opéras de Busoni - Turandot, Die Brautwahl, même certaines scènes de Doktor Faust qu'André Tchaikowsky admirait tant. Erik Nielsen lui donne toute son éloquence brillante, affine ses commentaires sarcastiques, met en exergue les citations que le compositeur a collées avec délectation : la sonnerie de Pizarro pour le prétendant espagnol, le thème de la Malédiction de l'Anneau pour les bagues de noce. Surtout il conduit avec fièvre cette action dramatique trépidante qui donne à l'opéra un impact théâtral sidérant où la justesse de l'écriture vocale n'entre pas pour peu. Tous la dominent, des écarts d'Antonio artistement ménagés par Christopher Ainslie qui joue finement l'autoportrait du compositeur, aux noirceurs du baryton ténébreux d'Adrian Eröd dont le Shylock hautain et présomptueux étonnera, en passant par Charles Workman affrontant crânement la tessiture élevée de Bassanio et Magdalena Anna Hoffman, irrésistible Portia ironique et séductrice dans les scènes à Belmont, brillante et cruelle envers l'usurier durant le Procès. On quitte le visionnage de cette soirée parfaitement captée par Felix Breisach avec le sentiment d'une découverte majeure. André Tchaikowsky, un génie ? The Merchant of Venice, son chef-d'œuvre ? La preuve.
J.-C.H.