Olga Borodina (mezzo-soprano), Ildar Abdrazakov (basse), Deutsches Symphonie Orchester Berlin, dir. Tugan Sokhiev (2013).
Sony 43028942. Distr. Sony.

Abraham Stassevitch fut inspiré en tirant un oratorio - en fait l'appellation paraît impropre, il s'agirait plutôt d'une suite de tableaux cinématographiques - de la musique écrite par Prokofiev durant la seconde guerre mondiale pour Ivan le Terrible d'Eisenstein. Le compositeur avait disparu depuis dix ans lorsqu'il produisit cette partition dans l'espoir de la voir rivaliser avec le succès rencontré par la cantate Alexandre Newsky, déduite par Prokofiev lui-même de sa musique de film. Mais le matériau originel d'Ivan, auquel manqua toujours une page de l'ampleur de La Bataille des glaces, ne le permit guère. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, et profitant de la relative éclaircie du régime de Brejnev, Stassevitch grava une version mémorable de « son » Ivan, y mettant une poésie et une dimension épique, un sens du populaire et du sacré, une démesure que Riccardo Muti ne retrouva que partiellement dans son célèbre enregistrement pour EMI, sans mentionner d'autre essais, timorés - Slatkin, Rostropovitch, Fedosseyev, Polyanski, Järvi - ou spectaculaires (Gergiev à Rotterdam, vulgaire plutôt qu'impressionnant). C'est que Stassevitch avait déjà dirigé la bande-son du film d'Eisenstein, reproduisant derrière chaque scène de son enregistrement l'impact visuel qu'avait millimétré Prokofiev pour son orchestre. Tout est affaire de tempo, même lorsque Stassevitch ajoute à la musique initiale pour faire d'une succession de numéros une vaste fresque: il faut que la musique avance au rythme de la pellicule, fût-elle imaginaire.

Sans aucun doute Tugan Sokhiev, baguette implosive mais stricte, connaît l'enregistrement mémorable laissé par l'arrangeur - il parut fugitivement en CD sous étiquette Le Chant du Monde, mais tronqué ; on désespère de le voir republier in extenso par Melodya, son absence est d'autant plus inexplicable qu'il bénéficia d'une des plus spectaculaires prises de son jamais produites par la firme soviétique. Mais sans le copier, en laissant l'espace nécessaire pour solliciter les moments les plus émouvants - le grand sostenuto de cordes d'Ivan implorant les Boyards, avec ses souvenirs moussorgskiens, est ici littéralement clouant -, il en retrouve l'esprit exalté, la sombre puissance, la violence mêlée d'amertume qui illustre les razzias tatares comme la douceur irréelle du sacre et sa ferveur nimbée de timbres. Si l'on ajoute qu'Olga Borodina fait aussi bien que Valentina Levko jadis, qu'Ildar Abradzakov emporte avec verve le lied de Fiodor Bassamoff, aiguillonné par un chœur qui incarne tout du long autant la partition qu'un orchestre, aussi expressif que percutant, on l'aura compris : tout en espérant le retour de l'enregistrement d'Abraham Stassevitch, on trouvera ici le vrai visage d'une œuvre à l'histoire aussi complexe qu'éloquente.

J.-C.H.