Le Ring du Théâtre de la Monnaie, réparti sur les saisons 2023-2024 et 2024-2025, se sera avéré être un diptyque du fait du changement de metteur en scène à mi-chemin, Pierre Audi étant venu remplacer Romeo Castellucci. Dans notre compte rendu sur Siegfried, nous avions fait le point sur leurs différences totales de conception quant à la gestion de l’espace scénique, et avions résumé les traits dominants de celles d’Audi à partir de ses déclarations, tout en exposant et en assumant nos impressions personnelles. Elles ont été contradictoires ; elles le restent.

Comme il l’avait fait dans Siegfried, le metteur en scène reprend son idée plutôt sympathique des enfants qui peinturlurent leur vision des personnages pendant l’introduction. Et c’est aussi eux qui transmettent le message final, lorsque le Walhalla s’effondre et que leurs visages apparaissent au milieu de feuilles vertes volant au vent : la race humaine est là. « La vie, symbolisée ici par Brünnhilde et Siegfried, est liée non seulement à la naïveté de l’enfance, mais aussi aux traumatismes propres à cet âge », écrit Pierre Audi dans son interview publiée dans le livret. Dans son discours, des remarques utiles et bien ciblées sont mêlées à des truismes… Sa mise en scène et ses décors sont du même acabit : quelques idées qu’on ne dénigre pas, aux côtés d’autres choses dont l’absence n’aurait rien gâché, et surtout dont la nécessité tant esthétique qu’explicative n’apparaît pas évidente.

La première scène commence plutôt bien : faire peigner leur chevelure aux Nornes pour évoquer le tissage de la corde de la destinée, est une belle idée. Le magnifique trio vocal est installé sur un pan de muret qui se déplace sur scène, procédé repris de la première scène de Siegfried. Les considérations pratiques sont une chose, la beauté visuelle du décor en est une autre, c’est une question de discernement… Les fragments de météorites qui pendouillent des cintres étaient déjà dans le dernier acte de Siegfried… Ils sont aussi facultatifs que les énormes carrés et parallélépipèdes qui viennent s’y joindre, alourdissant une scénographie qui aurait gagné au dépouillement sans convoquer ces figures géométriques ! De bonne foi, nous apportons une nuance à ce jugement concernant la scène du deuxième acte où Alberich sort peu à peu de la bouche rectangulaire d’une cheminée en pente, ses mains gantées d’or apparaissant les premières, ce qui n’a pas manqué de produire un certain effet.

Mais pour revenir au registre des récriminations, n’hésitons pas à rappeler que si l’ordonnance symétrique sur scène peut parfois aider à structurer le message de l’action, elle peut aussi la mettre en faux par rapport à ce qu’implique la musique. Dans l’unique scène chorale de toute la Tétralogie, celle où Hagen convoque ses guerriers, les voix et l’orchestre traduisent la bousculade d’hommes accourant en hâte. Au lieu de cela, on voit arriver tranquillement un groupe de chanteurs (qui s’avèrent vocalement excellents, au demeurant) vêtus de robes de bure et de cagoules noires à l’image de moines de l’Inquisition, qui se placent en rangées avec une impavidité qui tranche totalement avec le niveau de tension dynamique que l’orchestre et les sollicitations de Hagen impriment dès le début. Par un effet repoussoir on repense à l’option totalement inverse de Patrice Chéreau, qui avait fait de cette scène un effervescent meeting politique !

On se sera diverti au début du troisième acte en voyant les trois Filles du Rhin en costumes de bain avec des palmes aux pieds, mimant des mouvements de natation... Un clin d’œil au Sea, Sex and Sun dans la Tétralogie ? Wagner l’aurait-il apprécié ? Peut-être bien… Cette petite touche amusante a-t-elle été voulue comme telle ?... On l’espère…. En tout cas, on ne manque pas de s’amuser encore en assistant à la castagne en règle entre Hagen et les Filles du Rhin (à présent en tricots de corps et sans palmes !) qui parviennent à lui arracher l’anneau. Un moment de réalisme digne d’une scène de rue dans une banlieue...

Quant à la représentation du brasier final et de l’incendie du Walhalla, on donne volontiers acte au choix du grand pan de fond de scène, d’un orangé éblouissant, parcouru de reptations flamboyantes évocatrices de la surface du soleil.

« Götterdämmerung représente un vrai « exploit sportif » pour tout le monde, chanteurs comme musiciens » déclare Alain Altinoglu. Et le mot est juste : ce chef est un « olympien » dans tous les sens du terme, aussi bien sportif d’un point de vue physique qu’altier dans le sens le plus noble de la possession de ses moyens. Nous avons eu l’occasion d’en rendre compte dans nos articles précédents, ayant eu la chance de suivre son Ring depuis le début. Sa science parfaitement naturelle de gérer l’immense forêt de l’orchestre wagnérien en la rendant claire pour tous, initiés comme néophytes, sa générosité rayonnante d’y convier tutti quanti, chanteurs, orchestre et public, attestent non pas d’un, mais d’une multitude de talents dont ne disposent que ceux qui sont aimés des dieux. Assurément, les chanteurs se doivent de bénéficier de ces mêmes faveurs divines, et de ne pas se trouver pris en défaut de moyens. Nous nous étions risqués à dire naguère qu’à certains moments, l’enthousiasme symphonique du chef pouvait mettre certaines voix en péril… Avec le plateau de solistes qu’il a à sa disposition, ce risque est minime, et cela devient presque un jeu pour l’auditeur un peu pervers de guetter les fortissimo où l’on attend que les flots du Rhin viennent submerger l’un (e) ou l’autre… mais qui ressort aussitôt la tête de l’eau !

On retrouve avec bonheur Ingela Brimberg en Brünnhilde, royale dans sa puissance naturelle qui lui permet de faire entendre et voir dans leur plénitude tous les sentiments extrêmes auxquels Siegfried la soumet. Pour ce dernier, on découvre Bryan Register, prenant la relève de Magnus Vigilius. Il a indiscutablement les ressources vocales du rôle, un Heldentenor d’une solidité sans faille, mais il n’arrive pourtant pas à convaincre aussi pleinement que son prédécesseur, peut-être à cause d’un physique moins adapté au personnage.

On avait vu et entendu Nora Gubisch en Erdad dans Siegfried. La voici à présent en Waltraute, rôle magnifiquement fatidique, autour duquel se joue le dénouement de toute cette dernière journée. On la voit arriver en personnage de manga, par l’habillage, l’équipement (brassières métalliques pointues), la gesticulation martiale, et on peut reconnaître que l’effet inattendu est percutant, mélangeant les archétypes des civilisations guerrières. Dès les premières phrases, on constate une artiste de grand talent et d’une exceptionnelle intelligence dramaturgique, dont on suit mot par mot son explication de la détresse des dieux, avec le souffle coupé… tout en sentant que le sien est quelquefois à la limite, surtout dans les notes supérieures, où la baguette du chef aurait pu s’alléger de quelques onces pour le bien de la cause… Pas de ratés, mais la sensation d’un fond minime d’inadéquation entre le « presque » du son et le « tout à fait » du discours. 

Le rôle dominant dans Le Crépuscule des dieux est évidemment celui de Hagen, assurément le plus imposant de toutes les « basses noires » wagnériennes. Il est conçu pour des géants, au physique comme au vocal, et le moins qu’on puisse dire est que Ain Anger s’inscrit d’autorité dans la monumentale cohorte des Greindl, Ridderbusch, Salminen, Haugland, etc. Vêtu de noir, prêtre d’une religion satanique à la stature colossale, il fait retentir le plus naturellement du monde des résonances cuivrées qui dameraient le pion à n’importe quel trombone basse. Rappelons néanmoins que dans L’Or du Rhin et dans La Walkyrie, nous avions parlé en termes assez semblables des prestations d’Ante Jerkunica en Fasolt et en Hunding.

Les rôles ingrats que sont ceux de Gunther et Gutrune, auxquels leur statut royal n’épargne pas de faire figure de parents pauvres de Siegfried et Brünnhilde, ont eu la chance d’être rehaussés par des interprètes de belle prestance. Andrew Foster-Williams fait valoir avec élégance un baryton que l’on pourrait de prime abord trouver d’ampleur moyenne, avant qu’il n’en démontre dans les moments cruciaux le vigoureux potentiel. Anett Fritsch joue avec efficacité d’un timbre un peu pointu pour traduire avec une véracité fielleuse ses ressentiments de femme humiliée.

Comme pour les trois journées précédentes, un public enthousiaste a terminé la soirée avec une standing ovation, et on peut dire sans exagérer que ce Ring est d’ores et déjà inscrit dans l’histoire.


Ce fut un beau Crépuscule des dieux que celui du Théâtre de la Monnaie. D’autres crépuscules s’annoncent malheureusement pour la presse d’opéra, moins spectaculaires mais aussi dommageables que l’incendie du Walhalla, et surtout sans ce message de rédemption par l’amour que Brünnhilde avait légué au monde…


A.L.



(c) Monika Rittershaus