Passionnants Dialogues des Carmélites au Théâtre des Arts à Rouen : un orchestre implacable, une distribution de haut niveau totalement investie, une production scénique saisissante, l’œuvre de Poulenc, inspirée de Bernanos, en sort, entre fidélité et actualisation, absolument confondante d’impact.
Tiphaine Raffier a 40 ans, et déjà une belle carrière d’actrice et de metteuse en scène au théâtre. Et une totale inexpérience de la scène lyrique. C’est à elle pourtant que Loïc Lachenal a pris le pari de confier la nouvelle production de Dialogues des Carmélites, pari osé dans ce monde lyrique où l’on offre d’abord les plateaux à des noms masculins, consacrés et vieillissants. Pari gagné haut la main, et c’est la première force d’un spectacle passionnant à tous points de vue.
Le parti de base est ici de respecter l’esprit, sans s’enfermer dans le carcan temporel. Le renvoi à l’époque révolutionnaire et à la fin des seize religieuses de Compiègne sur la guillotine, au matin du 17 juillet 1794, et devenues saintes par décision du Vatican en décembre dernier, est contextualisé par les projections de textes et de citations d’époque, sur le rideau de scène, mur blanc qu’anime un visage de femme pixelisé, lèvres rouges, grands yeux fixant la salle.
Mais sur scène, pour cette montée d’une violence extrême qui entraîne inexorablement ces femmes vers un destin de martyres, et d’acceptation apaisée de ce dernier, la transposition est contemporaine, comme dystopique, dans une France devenue dictature révolutionnaire. Pourtant, elle s’impose comme une lecture parfaitement fidèle à la partition dont l’émotion sera vite osmotique comme au texte de Bernanos, fouillé dans les moindres recoins et dont les résonances apparaissent peu à peu, jusqu’à cette scène finale sous une pluie battante qui évoque la parole de Blanche sur « l’eau froide qui d’abord vous coupe le souffle, et où l’on se trouve à l’aise dès qu’on y est entré jusqu’au cou ».
Des détails jamais perçus, des comportement mis à nus, tout ici est théâtre. Certes, les lieux conçus par Hélène Jourdan sont « sous influence », comme cette longue chambre de Blanche, cocon rouge dont les grands rideaux dévoilent un jardin, et des posters pieux, lieu du ressassement des peurs qu’elle pense calmer au Carmel, sorte de prison de femmes, par la rigueur de ses mœurs, avec la douceur de Constance attachée à nettoyer les WC, la cruauté quasi-sadique de Mère Marie, et le réalisme sans pitié, avec la mort, si crue, si laide, de la première Prieure dans les toilettes communes, ou la violence des hommes armés faite aux femmes, éternelle. Rien de lisse, rien de consensuel, ici. Rien d’opératique en fait, même si quelques poncifs (les treillis, les mitrailleuses) font usé. La nudité des scènes finales compense sans peine.
Mais l’opéra, à son plus prenant, demeure dans la fosse où Ben Glassberg cravache la partition d’une battue exigeante. Rien de rêveur, de poli, cela exalte les sentiments, cela grince, cela fait mal, laissant surgir à l’oreille aussi tout ce que la scène montre. Et l’orchestre, sensationnel dans Tristan hier, jusque dans sa mort d’amour, est tout aussi descriptif d’une autre passion, celle d’une foi engagée, jusqu’à la sérénité de la mort chrétienne, aussi horrible soit-elle. Vision finale saisissante, où la chute des corps dans les flaques, au son du couperet, emporte tout.
Tout cela ne peut que stimuler l’équipe vocale, qui a joué autant Bernanos que chanté Poulenc. Fascinante, Madame de Croissy, magistralement interprétée par Lucile Richardot, qui domine l’acte I d’une présence sidérante jusque dans une agonie saisissante de vérité dramatique, soutenue par l’opulence d’un mezzo profond et hyper-dramatique. Blanche, c’est Hélène Carpentier, voix lumineuse, médium coloré, vibrato tenu, mais réel, qui vit son parcours réconciliateur avec une grande intériorité. Sœur Constance, son double heureux et prémonitoire, c’est la ravissante Emy Gazeilles, à la délicate douceur inspirée. Autrement violente, la Mère Marie d’Eugénie Joneau expose des sonorités d’orgue profondes, tandis que la Madame Lidoine d’Axelle Fanyo finit par discipliner les élans d’un aigu très généreux. Jean-Fernand Setti est un Marquis de la Force, puis un geôlier profond et sonore, Julien Henric un Chevalier tout en séduction inquiète, Aurélia Legay, François Rougier, Matthieu Justine et Jean–Luc Ballestra composent des figures secondaires parfaites. Les Chœurs de Rouen et Accentus, en particulier le groupe des Carmélites, saisi jusqu’en gros plans par les projections épisodiques, sont investis de la même efficacité.
Un formidable spectacle, à revoir sans hésiter à l’Opéra national de Lorraine en janvier 2026.
P.F.
(c) Caroline Doutre