Œuvre de la fidélité, amoureuse, amicale et fraternelle, Castor et Pollux est transplanté par Peter Sellars dans un monde qui pâtit des conséquences de la guerre, de la société de consommation et les inégalités qu’elle génère… après une Beatrice di Tenda dévolue aux ravages du totalitarisme à l’heure de l’hypersurveillance, le metteur en scène américain perd une nouvelle fois le spectateur dans un propos qui suscite certes l’adhésion politique, mais ne permet pas de narrer l’histoire de Castor et Pollux de façon convaincante. En effet, toute l’action se concentre dans un appartement qui évoque le déclassement social, avec en toile de fond des projections d’images célestes  planètes, étoiles et vues satellites de la Terre  ou de la laideur du bâti – cités, industries, échangeurs d’autoroute. Le chœur et la troupe de danseurs de Cal Hunt permettent de généraliser le malheur qui frappe Télaïre : Castor est mort dans une guerre qui dévaste le pays. Le danseur et chorégraphe de Flex, Cal Hunt, s’est fait une spécialité de représenter la douleur et la perte, en recourant notamment à des contorsions (luxation de l’épaule). Si les interventions chorégraphiques paraissent envahissantes (notamment parce que l’espace scénique semble rapidement encombré), elles ménagent les séquences les plus intéressantes visuellement, tant les chanteurs semblent livrés à eux-mêmes dans un espace exigu. Comme horizon et dénouement, Peter Sellars propose une fraternité universelle un peu niaise dont on ne comprend pas la soudaine réalisation ni le rapport avec l’apothéose conjointe des Dioscures.

Musicalement, le plateau vocal est à la hauteur de l’enjeu. Marc Mauillon compose un Pollux de très haut niveau. La voix claire et bien timbrée, le mot précis et le phrasé français parfaitement ourlé, tout concourt pour émouvoir. Reinoud Van Mechelen est un Castor non moins sensible, détaillant sa ligne dans une palette de superbes demi-teintes. Nicholas Newton (Jupiter, un athlète et Mars) fait valoir une belle voix de baryton dans un chant soigné, incarnant l’autorité sans démonstration. Jeanine De Bique (Télaïre) est une interprète attentive au style, mais le bas médium souffre d’une moindre puissance. Au contraire, Stéphanie d’Oustrac donne à Phébé toute la saveur de ses éclats de rage comme de sa tendresse pour Pollux. Enfin, Laurence Kilsby – déjà remarqué lors d’un concert de l’académie – est un ténor à la voix souple, au chant séduisant tant dans l’innocence d’Amour que dans l’autorité du prêtre de Jupiter. Claire Antoine (une suivante, Minerve) et Natalia Smirnova (Une ombre heureuse, Vénus), complètent cette distribution avec justesse et des moyens qui n’ont rien à envier à ceux de leurs collègues.

Teodor Currentzis n’était pas revenu à l’Opéra depuis le Macbeth du printemps 2009 où il avait fait forte impression. Depuis, il s’est forgé une image (qui évoque Marilyn Manson) et une réputation sulfureuse, assumant un style radical à l’Opéra de Perm, et plus récemment avec l’orchestre Utopia. Spécialiste des interprétations iconoclastes – on aime ou on déteste – Currentzis semble s’être laissé griser par son propre savoir-faire. La réalisation orchestrale est superbe, éminemment détaillée, le son parfaitement soigné, séduisant en diable et l’intention théâtrale impeccable, mais un rien trop à l’écoute de lui-même : de sa part, on attendait plus de surprises et de contre-pied, là on se vautre avec aise dans le velours. Le chœur Utopia n’est pas en reste, dynamiques précises – on entend rarement d’aussi beaux pianos à l’Opéra –, vivacité du verbe… Malgré cette réserve, on sait gré aux forces musicales d’apporter les couleurs et le relief que la mise en scène refuse au spectacle.

 

J.C.

Notre édition de Castor et Pollux/L'Avant-Scène Opéra n° 209

Castor et Pollux est à l'affiche de l'Opéra national de Paris jusqu'au 23 février 2025.

(c) Vincent Pontet/OnP