Le Châtelet célèbre à nouveau Haendel, avec son rare Orlando, sans parvenir à créer une soirée mémorable.
Les dates ont parfois du sens. Il y a cinq ans jour pour jour, le Châtelet nous offrait une réussite majeure, avec un Saül de Haendel (1738) importé de Glyndebourne qui fit date par sa beauté visuelle, sa verve scénique (Barrie Kosky) autant qu’orchestrale (les Talens Lyriques dirigés par Laurence Cummings) et ses interprètes vocaux investis (avec un Christopher Purves fabuleux dans la folie d’un roi courant à sa perte). Grand souvenir, qui fait aujourd’hui de l’ombre à Orlando (1733), distant lui aussi de cinq ans dans le catalogue du saxon. Et qui ne laissera aucun souvenir majeur. Certes, par rapport à l’oratorio choral et très théâtral qu’est Saül, Orlando est plus ascétique sur le plan vocal : cinq solistes, pas de chœurs, des arias da capo, un trio, un duo, un duettino, un ensemble final, pour une action statique, dérivée du foisonnant Orlando furioso de L’Arioste, qui s’installe au seul registre des émois et déceptions amoureux, conduisant aussi à la folie – passagère – du héros. Action réduite donc ! La question est dès lors, comme souvent pour ce répertoire : qu‘en faire aujourd’hui sur scène quand notre époque attend plus de ces pièces qu’on montait au XVIIIe siècle sans d'autre besoin que le règne de la voix ?
L’idée maîtresse de Jeanne Desoubeaux et de sa scénographe Cécile Trémolières est La Nuit au musée, série de quatre films américains qui animait les mannequins entre les vitrines d’un musée new-yorkais. Une idée de confrontation/émulation de la rencontre du passé figé et du présent vivant, qui a montré à l’opéra qu’elle est trop souvent source d’ennui : témoins, le Jules César de Laurent Pelly à l'Opéra Garnier, ou Aida qui y semble définitivement abonnée (Zurich, Bastille, Orange…).
Ici, avouant une incapacité à traduire visuellement les affects de la partition, on joue l’ajout. Voici donc quatre gamins turbulents qui se font enfermer après une visite scolaire agitée au musée. Ils vont ponctuer de leurs cavalcades et autres bêtises la non-action musicale laissée à l’abandon par une direction d‘acteurs aussi poussive que conventionnelle, sans autre recours que le jeu de l’évolution des costumes entre un pseudo XVIIIe siècle – assez moche – et un aujourd’hui tout aussi sans esprit.
Ce n’est pas le peu d’onirisme d’un bâtiment moderne s’effaçant dans les cintres pour laisser place au bosquet mythologique nécessaire aux désillusions de l’amour, qui convaincra d’une dramaturgie passionnante. Le jardin planté sous un ciel nocturne étoilé nimbé de rose, avec ses quatre arbres qui s’envoleront au bout de leurs câbles bien visibles et ses deux escabeaux qui traînent là, lamentables restes de la scène antérieure où Angelica et Medoro font peindre en rose le témoin de leur amour par les enfants, ne créent ni la magie et surtout la violence de l’action – n’est pas les Hermann, grands spécialistes des traces rémanentes et signifiantes laissées sur scène, qui veut ! Alors, que le héros sorte d’un tableau installé entre la Lutte de Jacob et de l’Ange de Delacroix (à St-Sulpice) et le Madame Vigée-Le Brun et sa fille du Louvre, que les autres personnages surgissent de tableaux tridimensionnels de scène champêtre avec mouton et épinette ou de bataille rangée, que des employés (Zoroastro) ou des visiteurs se projettent dans leurs fantasmes, et qu’un clin d’œil à l’opéra chinois et à ses banderoles roses – encore – confonde pauvre folie et maladresse ingénue, tout cela reste mortel de pauvreté visuelle, et d’ennui, au point qu’on passe la soirée à rêver… d’une version de concert.
Car sur le plan musical, on joue heureusement à un autre niveau. Certes, confrontée au souvenir de la direction inventive d’un Teodor Currentzis, toute d’énergie et d’emportement dans le Castor et Pollux de Rameau contemporain (1737) à Garnier trois jours plus tôt, la battue de Christophe Rousset, qui assure aussi sa partie du continuo au clavecin, apparaît d’un classicisme absolu : élégance, allant, beauté formelle du jeu instrumental, ses Talens Lyriques savent faire – et convaincre – et Haendel est dans leurs usages. Mais on s’étonne de trouver là le propos trop étale, trop uniforme malgré le soin du détail séduisant. Le nerf d’une théâtralité d’autant plus requise que celle du plateau bée par son absence de vérité, reste ainsi en demande.
Le plateau vocal pouvait compenser, qui prenait le parti de distribuer les voix du quatuor amoureux à quatre gosiers féminins, alors qu’il est de bon ton d’y mêler les mâles « castrats » d’aujourd’hui. Pas de chance, sortant d’une grippe, la mezzo Katarina Bradić peine à éblouir dans le rôle-titre où on la sent prudente et incapable d’assurer la défonce nécessaire à sa folie. Ses airs sont certes fort bien tenus, le timbre, le style, la prise en charge émotive sont excellents, mais sans la dimension d’esbroufe vocale que devait y mettre Il Senesino à la création londonienne. Elle laisse ainsi la primauté à la voix longue et profonde d’Elizabeth DeShong, Medoro tout en séduction, sinon en présence théâtrale investie. Siobhan Stagg a la rondeur et les aigus parfois un peu piqués de l’infidèle et superficielle Angelica, et Giulia Semenzato campe une Dorinda aux aigus délicats, chacune des deux montrant quelques fatigues sur le parcours avant de se reprendre. À elles trois, elles assurent cependant un des sommets de la soirée, le trio « Consolatti, o bella », qu’il faut prendre ici avec l’amusement d’une scène de triolisme qui n’a de choquant qu’en ce qu’elle va à contresens du texte de Dorinda. Déception enfin avec le Zoroastre de Riccardo Novaro, manquant de grave et à la vocalise bien carrée.
P.F.
Orlando est à l'affiche du Théâtre du Châtelet jusqu'au 2 février 2025.
(c) Thomas Amouroux