Scénographe, costumier et metteur en scène, Ersan Mondtag gère la totalité de ses spectacles. Il affectionne les décors construits et symboliques et celui de sa production de Salome n’échappe pas à la règle. Monté sur une tournette, il nous présente les deux faces du palais d’Hérode. Au premier tableau, un château fort avec sa prison et ses créneaux, image naïve du pouvoir, tout droit sortie d’un livre d’images ou d’un jeu vidéo. Au second, une salle de festin dont le décor kitch et éclectique mélange, tout comme les costumes, Jérôme Bosch et Aubrey Beardsley afin d’évoquer l’univers décadent d’une royauté coupée du réel et menacée, comme le montrent les kalachnikovs omniprésentes. Le château est flanqué d'une grande statue féminine exprimant l'idée de puissance et d’un visage masculin qui pourrait être celui d’Hérode lui-même. On y voit aussi l’image d’un diable prêt à dévorer un enfant et une figure noire et cornue (où l'on reconnait la déesse Astarté de son Forgeron de Gand de 2020) et l’on se demande si cette improbable construction n’est pas la représentation de l’imaginaire enfantin de la princesse Salomé.
Sa vision de l’opéra de Strauss se veut résolument féministe en montrant les hommes pris entre désir libidineux (Hérode) et fausse chasteté (Jokanaan). Ce dernier en effet, tout en se refusant verbalement à Salomé, se laisse aller à l'étreindre et l'embrasser à la fin de leur duo. La danse des sept voiles devient une sorte de pantomime orgiaque impliquant toute la cour. Salomé et quatre femmes soldates hyper sexuées provoquent sciemment le Tétrarque et la scène s’achève tandis que la tournette s'affole dans une course-poursuite traversant le décor, dont Salomé sort dénudée et violée. Au final, à l’arrière-plan du grand monologue de Salomé, les mitraillettes crépitent et l’on comprend que les hommes ont été abattus par les soldates qui se sont emparées des armes. Évidemment, ce n’est pas Salomé qui sera exécutée mais bien Hérode.
Dans le rôle-titre, Astrid Kessler fait montre d’un tempérament scénique remarquablement adapté au personnage mais, faut-il en accuser le trac de la première, elle craque la plupart de ses aigus dans sa première scène et paraît à la limite de ses ressources dans la dernière. Annoncé malade, Kostas Smoriginas manque un peu d’ampleur pour donner toute sa dimension au caractère prophétique de Jokanaan mais, tout en conduisant sa voix avec prudence, il réussit à imposer son personnage dans ses imprécations à l'arrière-plan des scènes de banquet. Thomas Blondelle joue à la perfection son rôle de tyran hystérique et glapissant dominé par l'Hérodias surpuissante d'Angela Denoke dont le grand soprano dramatique s'impose de façon magistrale à chacune de ses interventions. Denzil Delaere offre un beau timbre lyrique à Narraboth tandis que Linsey Coppens, peu aidée par son costume ridicule, tente de faire exister le page, se voyant en outre condamnée à lui faire un massage cardiaque – après qu'il s'est suicidé avec sa kalachnikov. Remarquable le quintette des Juifs aussi hystériques que possible dans leur dispute théologique. Deux excellents soldats et un quatuor de figurantes auquel la mise en scène donne beaucoup d'importance complètent le plateau.
La direction d'Alejo Pérez exalte la rutilance et la tension omniprésente de la partition. Elle monte en puissance jusqu'à couvrir les voix dans le quintette des Juifs dont le débat devient un concours de cris et délivre une danse des sept voiles aussi sensuelle que violente, collant à la perfection au discours de la mise en scène. Au final, cette vision d'abord quelque peu déconcertante puis finalement de plus en plus évidente, entre grotesque et terreur, reçoit un accueil mitigé où les applaudissements sont troués de quelques huées. Une manifestation plus que rare à Anvers où d'ordinaire tout le public est debout dès le deuxième rappel.
A.C.
Notre édition de Salome/L'Avant-Scène Opéra n° 240
Salome est à l'affiche de l'opéra de Gand du 10 au 18 janvier 2025.
(c) Annemie Augustijns/OBV