The Rake’s Progress n’avait pas paru sur la scène de l’Opéra depuis plus de dix ans, il s’agit pourtant d’une des partitions les plus fascinantes du compositeur. L’œuvre – d’inspiration néoclassique – projette le spectateur dans un xviiie siècle réinventé à partir des peintures de William Hogarth, empruntant à Mozart ou Handel. On suit ainsi la carrière du libertin Tom Rakewell dont le goût pour l’argent facile le rend vulnérable aux suggestions de Nick Shadow, jusqu’à la rédemption finale par l’amour. La composition détaille le personnage principal, qui désire ardemment goûter les plaisirs et toutefois nostalgique de l’amour d’Ann Truelove, avant de sombrer dans une folie salvatrice qui paraît libérer ses aspirations profondes – un amour idéal tout entier au service de la femme dont le souvenir n’a cessé de l’accompagner.
La mise en scène d’Olivier Py utilise habilement l’espace de la scène, notamment dans son élévation, pour varier et souligner le caractère d’exemple du personnage de Rakewell. Le plus souvent juché sur une plateforme, ou sur un escalier, Rakewell est présenté comme la marionnette de Shadow, sur un tréteau que le chœur – comme le public – observe en spectateur. Le metteur en scène restitue ainsi le caractère moraliste des peintures dont Stravinski et Auden se sont inspirés. Aux pieds de ces tréteaux – sur le plancher de la scène – se déroule ce qui échappe à Nick Shadow, jusqu’à la confrontation finale où Tom s’émancipe de sa tutelle maléfique.
Ce moment final porte la grâce de cette mise en scène à son pinacle : le dépouillement, uniquement rehaussé de quelques éléments de scénographie stylisée, met en valeur la très sensible direction d’acteurs qui semble taillée sur mesure pour l’hallucinant Ben Bliss (Tom Rakewell). Ténor sensible, phrases longues et bien tenues, Bliss prend le temps de former les mots, de soutenir les phrases au long cours – quoique trouées de silences. La voix est claire – sans séduction toutefois –, l’émission concentrée et la projection favorise l’intelligibilité du texte. Face à lui, Iain Paterson (Nick Shadow) compose un personnage inquiétant, chant concentré et précis, timbre charbonneux.
Le luxe vocal est du côté féminin de la distribution : Golda Schultz, timbre homogène, voix longue aux registres bien soudés, dotée d’une belle assise dans le grave comme d’une grande précision dans l’aigu, est une Ann Truelove sensible et déterminée dans sa mission salvatrice. Jamie Barton incarne une Baba versatile, à la voix large et néanmoins agile. Elle passe ainsi du hiératisme pour jouer la « future épouse » à la gouaille pour faire resurgir la femme des bas-fonds. Clive Bayley (Truelove) et Justina Gringytė (Mother Goose) complètent cette distribution sans faillir à son homogénéité et à sa grande qualité.
Susanna Mälkki retrouve l’orchestre de l'Opéra de Paris pour livrer une vision précise, à la lettre, de la partition et donc éminemment stravinskienne. Tempos serrés, refus de l’alanguissement, attention portée aux voix et art des équilibres, elle est la première à nous précipiter dans le conte fantastique.
J.C.
The Rake's Progress est à l'affiche de l'Opéra de Paris jusqu'au 23 décembre 2024.
Notre édition de The Rake's Progress/L'Avant-Scène Opéra n° 145
(c) Guergana Damianova/OnP