Deepa Johnny (Carmen), Stanislas de Barbeyrac (Don José), Nicolas Courjal (Escamillo), Iulia Maria Dan (Micaëla), Faustine de Monès (Frasquita), Floriane Hasler (Mercédès), Nicolas Brooymans (Zuniga), Yoann Dubruque (Moralès), Florent Karrer (Le Dancaïre), Thomas Morris (Le Remendado), Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Chœur Accentus et Chœur d’enfants de la Maîtrise du Conservatoire de Rouen, dir. Ben Glassberg, mise en scène : Romain Gilbert (Théâtre des Arts de Rouen, septembre 2023).
Palazzetto Bru Zane. BZ 3001. (1 DVD et 1 Blu-ray). Textes et sous-titres français. Distr. Outhere.
Dans le désir d’explorer les multiples facettes du répertoire lyrique du XIXe siècle français, le Palazzetto Bru Zane frappe un grand coup en publiant son premier DVD, consacré à Carmen. Grâce à de très minutieuses recherches effectuées à partir des sources remontant à la création, c’est en effet à une version scénique « historiquement informée » que nous convie l’Opéra de Rouen Normandie (en coproduction avec l’Opéra Royal de Versailles). Car tous les éléments du spectacle – aussi bien les quatre décors que les costumes de chaque personnage et les principaux déplacements sur scène – nous permettent d’avoir une idée assez précise de l’aspect visuel des représentations données à la salle Favart de 1875 à 1898, puis dans de nombreux autres théâtres, puisque le livret de mise en scène fut utilisé en province et à l’étranger pendant une cinquantaine d’années. En ce qui concerne les costumes et décors, on observera bien sûr quelques différences par rapport aux gravures ou photos d’époque. Cela tient en bonne partie à l’impossibilité de retrouver certaines étoffes et à l’obligation d’effectuer très rapidement les changements de tableaux, qui nécessitaient habituellement plus d’une demi-heure au XIXe siècle.
Ce qui frappe peut-être le plus de prime abord, ce sont les couleurs éclatantes qui nous transportent dans une Espagne gorgée de soleil. Particulièrement réussie nous semble la posada de Lillas Pastia, plongée dans une lumière chaude et enveloppante. Spécialiste des décors en toiles peintes, Antoine Fontaine a réalisé un travail admirable, au même titre que Christian Lacroix, responsable des costumes. D’un luxe inouï, ceux-ci sont pour la plupart agrémentés de passementerie d’un raffinement extrême. Si cette esthétique nous renseigne sur les goûts de l’époque, avouons que la tenue de Carmen et de ses camarades au premier acte a de quoi étonner, car elles ressemblent bien davantage à d’élégantes et pudiques dames de la haute société qu’à de simples cigarières travaillant à demi dévêtues dans une manufacture de tabac.
Dans cet écrin on ne peut plus chatoyant, Romain Gilbert a réussi à imprimer sa marque personnelle malgré les contraintes du livret de mise en scène. Celui-ci n’indiquant à peu près rien des poses, gestes ou expressions des solistes, le metteur en scène disposait donc d’une latitude non négligeable. Il devait toutefois respecter certaines indications qui peuvent nous sembler curieuses, comme celle précisant que, contrairement à ce qu’elle dit clairement après la séguedille et comme l’indiquent d’ailleurs Meilhac et Halévy, elle s’enfuit à la fin du premier acte non pas en poussant Don José mais plutôt deux soldats. Ajoutons qu’en conformité avec les gravures représentant Célestine Galli-Marié et Paul Lhérie, les derniers instants nous montrent Carmen reposant sur les genoux de son assassin, position à vrai dire bien peu confortable pour les deux chanteurs… En plus d’ajouter l’expression d’une sensualité qu’on imagine sans doute nettement plus explicite qu’en 1875, Gilbert a plusieurs idées heureuses, comme celle de mettre en présence l’une de l’autre la Carmencita et la Manuelita après leur algarade. Et si Zuniga affirme ici que la zingara a « la main leste », c’est qu’elle a osé gifler sa camarade. Cette idée de la gifle revient à l’acte suivant, juste avant l’air de la fleur, alors que Don José ordonne à Carmen de l’écouter. Le geste surprend de la part de cet être qu’on peut juger faible, mais se justifie selon le metteur en scène par le commentaire cinglant de l’orchestre à l’instant où le brigadier chante « Je le veux, Carmen, tu m’entendras ! » Dans ce même deuxième acte, le personnage de Pastia est en outre beaucoup plus important qu’à l’accoutumée, puisqu’il est notamment présent tout au long du quintette, au cours duquel il interagit avec les autres personnages en une pantomime des plus réussies.
Passionnant sur le plan scénique, ce DVD ne réserve en revanche aucune surprise d’ordre musicologique, puisque, à l’exception des couplets de Moralès au premier acte (no2 bis de la partition), la version retenue est celle avec les récitatifs de Guiraud, qui s’est largement imposée sur la scène internationale. Après un prélude qui démarre en trombe et un chœur d’ouverture joué à un rythme trop rapide pour suggérer la nonchalance des soldats, Ben Glassberg se ressaisit en adoptant des tempi plus justes et en mettant bien en valeur le côté dionysiaque de la chanson bohème (« Les tringles des sistres tintaient ») et des grandes pages chorales. Il peut à cet égard compter sur la qualité du chœur Accentus/Opéra de Rouen Normandie, qui fait constamment preuve d’une belle vigueur. Dans le rôle-titre, Deepa Johnny emporte l’adhésion par sa très bonne maîtrise du français, le charme de son timbre assez clair et l’énergie qu’elle dégage. À l’exception de quelques notes un peu basse d’intonation, elle se joue des difficultés du rôle tout en faisant preuve d’une réelle aisance scénique. Remplaçant au pied levé Thomas Atkins, qui avait dû déclarer forfait après la première pour cause de maladie, Stanislas de Barbeyrac est un Don José aux dimensions wagnériennes qui traduit avec une grande sensibilité la dépendance affective de son personnage. Il faut le voir poser sa tête délicatement sur les genoux de Micaëla, puis sur ceux de Carmen (chez Lillas Pastia) pour comprendre la vulnérabilité du personnage, qui s’exprime aussi dans le duo final, alors qu’il semble à un moment donné sur le point de se suicider. Cette incarnation très touchante se double d’un chant nuancé, en particulier dans l’air de la fleur, qui s’achève par un superbe si bémol en voix mixte. Face au couple maudit, Micaëla et Escamillo font pâle figure. Affligée d’un fort accent roumain, Iulia Maria Dan chante très correctement toutes les notes, mais ne possède ni la pureté de timbre ni le legato nécessaires pour vraiment rendre justice à son rôle. Le toréador n’est guère mieux servi par Nicolas Courjal, gêné par la tessiture aiguë du rôle et qui a tendance à adopter un débit haché. Aux côtés des excellentes Frasquita et Mercédès de Faustine de Monès et Floriane Hasler, Florent Karrer et Thomas Morris accentuent avec humour le côté opéra-comique des deux contrebandiers. Ils laissent à vrai dire un souvenir plus vivace que le Zuniga de Nicolas Brooymans et le Moralès de Yoann Dubruque. On l’aura compris : en dépit de nos réserves relatives à l’interprétation musicale, cette nouvelle Carmen constitue un document extrêmement précieux pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la mise en scène et de la scénographie au XIXe siècle.
L.B.