Montreuil, Gourcuff Gradenigo, 2024, 162 pages.

Construire, c’est d’abord dessiner. Des ostraca égyptiens aux traités de Vitruve, de la rarissime partie de façade de la Cathédrale de Strasbourg sur parchemin, aux collections de plans de Versailles sur papier, avec rajouts de dessins modifiés en rabats pliés, les témoignages anciens de plans d’architectes sont rares, fragiles, sinon culturellement peu considérés (avez-vous les plans de construction de votre lieu de résidence, pourtant si utiles parfois ?) et souvent perdus. On peut d’ailleurs s’interroger sur ce qui restera du dessin d’architecture d’aujourd’hui, totalement dématérialisé.

S’il est un fonds exceptionnel, et peu connu du grand public, c'est bien celui des dessins de Charles Garnier pour ce qu’on appelle désormais son Palais. Des deux concours de 1860 et 1861, qui virent naître 171 projets d’Opéra (la liste figure en page 144 du livre), et au final la victoire, à l’unanimité du jury, d’un Garnier quasi inconnu face à des noms autrement réputés que le sien – Viollet-le-Duc en premier – il n’en reste, en ce qui concerne le gagnant, que des esquisses et l’état définitif avant travaux.

Et si l’ensemble du corpus graphique, des esquisses jusqu’aux dessins d’exécution, approche les 10 000 documents, legs de Garnier déposé à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra, il n’est guère connu que par quelques belles images publiées au hasard des ouvrages ou des expositions consacrés à l’architecte ou à son bâtiment phare. Le collectionneur de l’Avant-Scène Opéra en retrouvera quelques-unes – en taille forcément réduite – dans le numéro 311 consacré aux 350 ans de l’Opéra de Paris, comme l’amateur aura pu en croiser quelques originaux dans l’exposition Garnier de 1961 à la Bibliothèque de l’Opéra, celle du Musée d’Orsay en 1990 ou celle des Beaux-Arts en 2010, en attendant la future exposition de 2025 célébrant les 150 ans de l’inauguration républicaine en 1875  du plus bel Opéra du monde.

En la matière, l’ouvrage de Mathias Auclair, qui est conservateur et directeur du département de la musique de la Bibliothèque nationale de France, ne prétend nullement à l’exhaustivité, loin de là, mais permet avec quelque deux cents documents iconographiques, de suivre par les dessins produits par l’équipe de l’architecte (et par la trentaine de photos du chantier en noir et blanc), le développement  du projet  jusqu’à sa réalisation physique. On passe aussi, dans la logique architecturale, de l’ensemble au détail, de l’espace architecturé brut au décor raffiné, des élévations générales à celles des colonnes rostrales lampadaires, des plans de plafonds peints aux calepins de dallages avec essais de teintes, des élévations de loges aux cheminées, du bassin qui deviendra celui de la Pythie aux dessins de draperies du Foyer, d’esquisses des peintures aux maquettes des sculptures, dont le devenir définitif est répertorié en fin de volume, du Rameau d’Alasseur au fameux groupe de Carpeaux de la façade qui fit tant scandale, des masques, lyres et autres flûtes de Pan symboles de Musique répandus à foison, sans compter les papillons du Foyer de la danse, ou les aigles des façades. 

L’ouvrage contextualise d’abord la création de Garnier dans ce qui a constitué une Arlésienne avant l’heure : la construction d'un nouvel Opéra pour Paris, dès l’époque de Louis XVI, bien avant que Napoléon III en prenne la décision suite à l’attentat auquel il a échappé rue Le Peletier, dont la salle fut 50 ans durant un aménagement provisoire qui dura après la chute de l’Empereur.

Il passe bientôt aux concours, au chantier, avec ses nombreux aléas techniques et autres décisions politiques aux incidences multiples, rallongeant un planning qui fit durer les finitions de la Rotonde du glacier jusqu‘aux années 1990. Il expose aussi les lieux selon leurs fonctions, publique, artistique, administrative, visités au fur et à mesure, rappelant le bien connu (la Salle, les Foyers…) et le moins célébré.

À examiner les images, dont la magnifique coupe en couleurs à travers le Grand escalier (page 85) et partiellement en couverture, qui pourrait faire l’objet d’une affiche somptueuse, à lire les commentaires, on redécouvrira cet hommage à la Renaissance, grand amour de Garnier, qui transparait partout dans les formes décoratives les plus élaborées, et ces prouesses techniques invisibles, qui firent de l’emploi de l’acier un des moyens architecturaux modernes de l’architecte, ce qu’on a trop oublié depuis. En ce sens, ce style « Napoléon III » né dans l’Opéra reste une passerelle typique de l’éclectisme du XIXe siècle entre tradition et création. Un temps vilipendé comme exemple du mauvais goût, l’Opéra Garnier est devenu une référence de son époque, un jalon de l’histoire de l’architecture et assume fièrement encore son destin du plus bel Opéra du monde. C’est ici, face des albums de photos toujours plus immédiats pour faire ressortir l’or, le velours et la pierre, – on songe à L'Opéra Garnier : un palais pour la musique et la danse de Marc Walter (Swan 2018), le Livre de sa genèse. Il est broché. Le collectionneur attendra peut-être la version reliée, prévue pour 2025.

 

P.F.