Première apparition, réussie, sur les planches de l’Opéra national du Rhin d’Ariodante, l’un des chefs-d’œuvre de Haendel, moins populaire mais pas moins absolu que ses égaux Jules César en Égypte de dix ans antérieur, et Alcina son contemporain, marquant les derniers feux dans le genre lyrique italien du compositeur saxon qui allait bientôt l’abandonner pour consacrer le reste de sa créativité à l’oratorio en langue anglaise.

Chef-d’œuvre de la fameuse année 1735, celle d’Alcina et du Polifemo de Porpora, Ariodante est incontesté aujourd’hui, mais pas encore aussi joué que le justifieraient ses qualités dramatiques et surtout musicales. Car après onze représentations la première année, et deux en 1736, ce fut l’oubli total, jusqu’à la redécouverte en 1926, à Stuttgart, en allemand, puis la vraie résurrection à Birmingham, en 1964. Et quelques décennies encore pour conquérir les scènes mondiales. La France ne fut pas vraiment pionnière. Nancy n’ouvrit le bal qu’en 1983, en important, coup de maître deux ans avant l’Opéra Garnier, la production milanaise de Pier Luigi Pizzi, avec Jean-Claude Malgoire dans la fosse. La première scène nationale attendit ensuite 16 ans pour confier l’œuvre à Jorge Lavelli et Marc Minkowski puis, l’an dernier, à Robert Carsen et Harry Bicket. Aix-en-Provence la monta en 2014, avec Richard Jones et Andrea Marcon. Et voici donc Strasbourg, où l’ONR célèbre depuis 2021 les fastes de cette année 1735 (Alcina en concert, Polifemo du rival Porpora en janvier dernier), avant un ultime retour aux sources, quand la production ira, après Mulhouse et Colmar, retrouver le lieu de naissance de l’œuvre, au Covent Garden, où l'on ne l’a pas reprise depuis 288 ans (!),  Londres s’étant toutefois rattrapée à l’ENO à de nombreuses reprises.

Dans une œuvre conçue pour faire briller des voix absolues (Carestini, Strada del Pò…), rivalité entre les théâtres de Haendel et Porpora oblige, le choix du sujet semble presque secondaire. Bâti sur un épisode annexe du Roland furieux de l’Arioste, fournisseur courant d’actions suffisantes à l’animation scénique d’alors, le livret n’est guère qu’un support technique au développement musical. Notre sensibilité contemporaine demande plus qu’une superbe mise en place esthétisante (Pizzi), et après des versions lourdement psychologiques (Alden), les productions récentes (Loy, Carsen) ont pris des partis narratifs « augmentés »  sur le plan théâtral. Jetske Mijnssen fait de même, sans hésiter à couper les ballets, à taillader dans la chair des récitatifs, et à supprimer même Il primo ardor de Dalinda, ajout tardif. Elle choisit surtout d’accentuer ce qui est pour elle un conflit de pouvoir dans une cour royale d’aujourd’hui. Si Robert Carsen avait osé la référence Windsor à Balmoral, très efficace, l’action se joue ici dans une cour contemporaine plus austère, plus fade presque, au creux d’un élégant salon blanc ceint de galeries latérales mobiles – Étienne Pluss semble avoir pris les grands salons de Carsen d’il y a 20 ans comme références. Éclairages sensibles signés Fabrice Kebour, ambiances entre très blanc et très noir, parfaitement liées au récit, ce décor changeant doucement, mais unique, servira à toutes les scènes, y compris de lice à un duel au fleuret – sur la musique du seul ballet conservé, celui des songes funestes – qui verra la mort du traître, déjà esquissée dans un combat d’enfants aux épées de bois pour agrémenter l’ouverture. Est-ce là vraiment notre rapport à ces histoires légendaires et culturelles ? Au moins fait-il sourire en ce début. Mais pour pointer la notion de drame familial resserré, voici que Dalinda passe de suivante à sœur cadette de Ginevra – cela n’apporte rien – et voici encore le Roi, affaibli, malade, qui décède au final. Mais le nœud de l’action  les turpitudes du duc Polinesso, aussi envieux que néfaste – reste le moteur fonctionnel d’un théâtre facile à suivre grâce à une direction d‘acteurs bien construite ; c’est vivant, bien mené, lisible avant tout, et surtout sans recherche du décoratif à outrance, façon la récente production parisienne. Regard incisif donc, qui cerne bien cette famille contemporaine en crise, avec l’ajout –nécessaire ? – d’une lecture féministe qui s’impose au final, quand Ginevra, à qui père et promis ont refusé leur confiance, quitte la fête, laissant la cour et le fiancé désemparés, et offrant ainsi en guise de lieto fine positif, une confrontation qui paraît aussitôt artificielle dans le contexte de la partition – au monde de la réalité douloureuse.

Autre choix, à contre courant aujourd’hui, celui d’un orchestre moderne, le Symphonique de Mulhouse, pour remplacer la formation baroque devenue usuelle. On y perd un peu en légèreté de touche, en authenticité instrumentale, en couleurs même, en virtuosité naturelle mais ni en nerf, ni en effets, car la battue énergique de Christopher Moulds porte parfaitement le mouvement dramatique général, même dans les moments d‘interrogation introspective du héros et de sa promise. Mais la complicité fosse/chant, le stimulus/osmose instruments/voix ne sont pas toujours présents, même s’ils réussissent à marquer au moins les grands airs du héros.

Le haut niveau de la représentation tient avant tout à la distribution, où Adèle Charvet s’impose au premier rang. Le rôle d’Ariodante lui convient d’abord physiquement, une masculinité juvénile s’imposant immédiatement, sans que le travesti n’apporte son trouble culturel habituel, mais plutôt une évidence d’appropriation. Vocalement, la réussite serait parfaite si l’imagination offrait aux reprises des da capo plus de variété, de personnalité, de profondeur dramatique. Mais l’impact, l’ambitus (un rien plus faible dans les graves), la maîtrise du souffle et des couleurs lui font servir le rôle avec enthousiasme : Scherza infida est magnifique, Dopo notte plus encore. C’est une prise de rôle, majeure, qui trouvera à améliorer les détails au fil d’autres productions. Christophe Dumaux, qui n’en est pas à son premier Polinesso, ni à son premier vilain hændelien, joue avec une aisance et un naturel exposés, et bien sûr complices. Aucun problème de tessiture, et l’art consommé de donner à chaque ornement comme une légitimité garantie.  

La princesse victime d’Emöke Baráth est toute d’élégance, d’art de la tenue subtile, de l’expression musicale incarnée, jusque dans un personnage finalement révolté, mais attachant de franchise, comme la Dalinda, rayonnante de jeunesse, de Lauranne Oliva, dont le timbre délicieux convainc sans peine que l’on peut pardonner aux écervelées quand elles chantent aussi superbement. Laurence Kilsby, autre excellente découverte, offre, lui, un Lurcanio magnifique, par la beauté du timbre, la netteté du chant, et la présence du personnage qui s’affirme peu à peu. Alex Rosen est enfin un roi un peu fatigué, mais très convaincant dans sa détresse familiale, Pierre Romainville (Odoardo) et les interventions du Chœur de l’Opéra du Rhin complètent parfaitement ce qui laissera le souvenir d’une équipe de haut niveau.

Bref, une soirée qui a tenu ses promesses : montrer que Haendel peut s’aventurer dans les provinces françaises sans déroger. Mais Strasbourg est, on le sait, une capitale lyrique incontestée.

 

P.F.


(c) Klara Beck