Le Grand Macabre de György Ligeti est un des plus grands chefs-d’œuvre lyriques des cinquante dernières années. Au pays de Breughelland, un névrosé manipulateur (Nekrotzar) tombe un jour sur un paumé (Piet la Pinte) suffisamment aviné pour croire à son discours eschatologique, qui – comme toujours avec ce genre d’illuminé – est prétexte à un violent déchaînement de pulsions. Les deux compères dégotent un troisième larron, Astradamors, astrologue à la cour du prince Go-go, qui vient de repérer une météorite se dirigeant droit vers la Terre… ce qui corrobore idéalement les imprécations du Grand Macabre. L’opéra raconte par la suite l’incapacité du pouvoir à juguler les discours délirants de la mort itself, les réactions non moins délirantes des habitants, et finalement ses propres peurs. Et la fin n’est pas dernière, bien trop saoul, Nekrotzar n’est pas parvenu à faire le geste ultime qui devait semer la désolation. Il disparait discrètement, alors que la quête d’alcool et de sexe redevient le lot quotidien des habitants du Breughelland.
Créé en 1978, Le Grand Macabre traite de la banalité des pulsions de vie et de mort, de l’inanité de l’offre politique et d’un appareil étatique dysfonctionnel qui ne sert que lui-même. Vu d’aujourd’hui, l’opéra traite du populisme, ses ferments et ses acteurs. Ce que Barbora Horáková ne manque pas de souligner quand elle présente les deux ministres du prince Go-Go en duo Trump-Harris. La metteuse en scène prend le parti de souligner le caractère carnavalesque du livret, comme une vaste fête des fous. Costumes et poses sont outrés, chaque personnage est traité comme une caricature, Astradamors en combinaison vinyle et porte-jarretelles, son épouse Mescaline tout seins dehors, Nekrotzar en Dracula de pacotille, ou encore le prince Go-Go accroché à son nounours à taille humaine. L’imposant dispositif scénique de Thilo Ullrich évoque un univers de fête foraine à l’abandon. Le délire visuel aurait été complet si les chœurs avaient été invités sur scène, mais la spatialisation impose de les placer dans la salle. On y gagne en profusion sonore – notamment une immersion stupéfiante dans les passages dérivés de l’écriture micro-polyphonique de Ligeti. C’est d’ailleurs le principal reproche qu’on puisse adresser à cette mise en scène : lorsque le livret impose peu de personnages en scène, ceux-là semblent un peu perdus sur le vaste plateau du Massimo. Pour le reste, ça grince, ça ricane et répand du sarcasme idéalement, dès le début du spectacle où Omer Meir Wellber s’adresse au public avant d'être interrompu par des sifflets et des interpellations (du chœur dissimulé dans le public) qui font débuter l’introduction aux klaxons.
Les interprètes partagent tous le même engagement scénique et vocal, chacun avec ses moyens, tous très convaincants dans les passages de théâtre pur. L’excellente acoustique de la fosse d’orchestre joue en défaveur du trio infernal, pourtant Zachary Altman (Nekrotzar) ne manque pas de métal et Dan Karlström (Piet la pinte) gagne en truculence au cours de la soirée mais un meilleur équilibre aurait rendu justice au mordant de Karl Huml (Astradamors). La Mescaline d’Helena Rasker séduit dans son adresse à Vénus malgré une voix peu capiteuse, le piquant d’Holly Flack sied mieux à son interprétation de chef de la Gepopo qu’à Vénus. On retient le prince bien sonore et veule de Karl Laquit, ainsi que les ministres délicieusement inconséquents de Daniel Jenz et Michal Marhold. Enfin, Maya Gour et Magdaléna Hebousse forment un duo Amando/a bien homogène.
Omer Meir Wellber inaugure la dernière saison de son mandat palermitain avec Le Grand Macabre, manière de démontrer les progrès réalisés avec l’orchestre. L’interprétation est rigoureuse, le résultat théâtral et néanmoins sensible lorsque la partition le permet. La démonstration est donc concluante car l’orchestre du Massimo a atteint un niveau en-dessous duquel il ne devrait pas retomber. Espérons que sa/son successeur saura préserver ces acquis.
J.C.
Le Grand Macabre est à l'affiche du Teatro Massimo jusqu'au 1er décembre 2024.
Zachary Altman (Nekrotzar). (c) Rosellina Garbo