Pour l’entrée d’Hamlet à son répertoire, l’Opéra de Montréal s’est surpassé en montant un spectacle qui s’avère globalement très impressionnant aussi bien sur les plans visuel que musical et dramatique. Situant l’action dans un château dont les murs menacent ruine, le metteur en scène Alain Gauthier illustre de façon éloquente le fait qu’il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark, comme le dit Marcellus dans la pièce de Shakespeare. Ici, l’apparat se trouve bien davantage dans les costumes, absolument somptueux au demeurant, que dans les vastes salles ou l’esplanade du palais d’Elseneur. L’atmosphère étouffante est parfaitement rendue par les immenses pans de décor sans cesse en mouvement qui viennent enfermer les protagonistes dans des intérieurs que l’on imagine saturés d’un air méphitique. Dès le prélude du premier acte, le ton sombre de l’ouvrage est donné avec la vision du catafalque où repose le défunt roi dans une sorte de pièce centrale qui servira plus tard aussi bien à l’apparition du spectre qu’au tableau des comédiens, à la noyade d’Ophélie et à l’exposition de la dépouille de cette dernière. Toujours très juste et ne versant jamais dans l’outrance, la direction d’acteurs cerne au mieux la psychologie de ces personnages et la complexité de leurs rapports conflictuels. Parmi les images qui s’incrustent en nous, mentionnons le monologue « Être ou ne pas être », pendant lequel Hamlet tient un crâne dans sa main, excellente idée qui permet de récupérer en quelque sorte ce qu’ont supprimé les librettistes dans la scène du cimetière. La mort d’Ophélie donne lieu quant à elle à un moment de grande poésie : après avoir réuni des joncs en deux faisceaux, la jeune femme les tient un peu comme s’ils formaient deux ailes et se dirige lentement vers l’arrière-scène entourée de nuages vaporeux, telle un oiseau qui monte au ciel. Moins heureuses nous semblent en revanche les interventions du spectre, qui perd de son aspect fantomatique en arpentant le plateau comme un personnage parmi d’autres et en ayant des contacts physiques avec Hamlet.

Deux ans après avoir dirigé l’œuvre à Saint-Étienne, Jacques Lacombe offre une superbe lecture de la partition, dont il souligne les richesses grâce à un Orchestre Métropolitain et un chœur des grands jours. Remarquable chef lyrique, il sait respirer avec ses chanteurs tout en sachant bien mettre en valeur ses musiciens, en particulier le saxophone avant la pantomime du deuxième acte et le cor anglais dans « Être ou ne pas être ». Quel dommage cependant d’avoir coupé le prélude de la scène de l’esplanade avec son magnifique solo de trombone ! De même, on s’étonne de la suppression des deux fossoyeurs, dans un cinquième acte déjà fort court. Réduits au nombre de huit, les solistes forment une distribution de haut niveau au premier rang desquels la Canadienne Sarah Dufresne brille d’un éclat incomparable en Ophélie. Après avoir fait partie de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal et avoir chanté quelques personnages secondaires à Covent Garden, elle fait ici des débuts fracassants dans un premier grand rôle. À de ravissantes couleurs vocales, des aigus d’une facilité désarçonnante et une parfaite projection vocale elle joint une virtuosité ébouriffante qui lui permet de surmonter sans difficulté apparente les innombrables écueils de la scène de la folie, qui lui vaut de longues acclamations. Face à une telle interprète, Elliot Madore est un Hamlet certes moins mémorable mais qui parvient à bien traduire le caractère indécis et tourmenté de son personnage. Très bon acteur, il possède un timbre chatoyant et une belle homogénéité, à défaut d’une expression suffisamment variée, un peu comme s’il ne voulait pas trop donner de voix. Ce manque de relief est d’autant plus curieux qu’il est capable à l’occasion faire montre d’un véritable tempérament dramatique. Pour sa part, Karine Deshayes nous gratifie d’un chant racé, d’une riche voix de mezzo et d’une diction parfaite dans une incarnation saisissante de la reine Gertrude qui culmine au troisième acte dans sa confrontation violente avec son fils. S’il met du temps à s’échauffer, le roi Claudius de Nathan Berg convainc totalement lorsqu’il est saisi de remords et s’abîme dans la prière. Parfaitement en situation, le Laërte élégant d’Antoine Bélanger et le spectre aux graves bien sonores d’Alain Coulombe complètent une distribution qui rend justice à un ouvrage bien servi scéniquement et auquel le public montréalais a réservé un accueil très chaleureux.


L.B.


(c) Vivien Gaumand