L’Or du Rhin de Tobias Kratzer et Vladimir Jurowski inaugure le nouveau Ring de Munich en splendeur. Parmi la poignée de nouvelles productions du Ring en élaboration courant 2024, L’Or du Rhin créé à la Bayerische Staatsoper s’avère l’un des plus passionnants qu’on ait pu voir et l’un des plus aboutis qu’on ait pu entendre récemment.
En prenant en charge ce nouveau Ring, Tobias Kratzer, à qui l’on doit le Tannhäuser de Bayreuth de 2019, aussi vivifiant intellectuellement que porteur d’un regard neuf, drôle et prenant, rebondit d’intelligence dans l’analyse du texte wagnérien et d’efficacité dans sa traduction théâtrale. Alors que l’on a souvent l’impression de revoir les mêmes éléments conceptuels ressassés à l’infini dès qu’on aborde le grand récit wagnérien, Tobias Kratzer centre son Prologue sur ces dieux dont on a beaucoup oublié la nature particulière dans les récentes productions du Ring, en les cantonnant au rang d’humains.
Si Wieland Wagner montrait encore à l’aube du Nouveau Bayreuth des dieux universalisés au filtre de la Grèce antique, on les a masqués depuis en grands bourgeois du XIXe siècle, en capitaines d’industrie ou en maîtres du pétrole, en chefs de gang, en famille dysfonctionnelle façon série TV, montrant à quel point la notion de divinité germanique issue des Eddas servant de symbole à Wagner avait été annihilée par l’approche historico-politico-socio-culturelle des cinquante dernières années régnant sur les scènes du Regietheater en vogue outre-Rhin. Le fil conducteur sera donc pour Kratzer de retrouver la vérité des dieux wagnériens, non pour réinstaller un panthéon mort, mais pour s’attacher à démonter les mécanismes de leur prétendue puissance au regard de l’époque, avec comme principaux vecteurs l’ironie et le rire.
Pas de Rhin à l’ouverture du rideau mais une nef gothique, aux piliers de pierre fuselés se perdant dans la pénombre, où l’on distingue à peine un monumental fond d’autel caché par un rideau sombre. Un panneau posé devant le jubé de bois sculpté qui barre le chœur porte un péremptoire « Gott ist tot – Dieu est mort », témoin de la désaffection de la clientèle : l’église est déserte. Surgit un lourdaud, pantacourt et sweat-shirt, venu là pour se suicider, mais n’en trouvant pas la force. Suivent trois nanas qui déplacent une dalle, découvrant la lumière dorée d’un trésor dont l’éveil fera naître une bulle d’or. Le suicidaire s’en empare bientôt, ayant compris à leur bavardage le parti qu’il peut en tirer. S’éveille alors la famille des Ases, qui campe là faute de mieux. Son chef, conscient de sa perte d’influence, a confié la rénovation de son image de marque à deux prêtres, encore prêts à l’adorer, mais qui ont aussi compris leur intérêt à cette promotion juteuse : bannière portant un « Ton Walhall, ton Wotan », modèle de statuette à éditer en nombre... tout est prêt. Le paiement promis se faisant attendre, ils enlèvent Freia, tandis que le conseil personnel de Wotan, un jeune portant beau nommé Loge, explique au dieu qu’il doit s’emparer de l’or du lourdaud, nommé Alberich. Leurs voyages sont alors projetés en grand format, montrant le dieu ahuri de découvrir le monde humain d’aujourd’hui : l’avion, les rues de New York, jusqu'au garage de banlieue où Alberich et son frère concoctent des objets de domination. Transformations avec impressionnant dragon invisible secouant la porte du garage, et retour hilarant avec le crapaud dans un Tupperware, que Wotan aura bien du mal à faire passer à la douane sans l’aide de Loge… On connaît la suite, et les dieux prétendument renforcés auront droit à leur triomphe final en investissant le Walhall découvert, somptueux retable néo-gothique où chacun s’installe en majesté. Comment ne pas voir dans le peuple qui vient alors contempler la splendide cohorte la liaison à celui qui concluait Le Crépuscule des dieux de Chéreau de façon si émouvante ? L’émotion est absente chez Kratzer, certes, mais le spectacle fascine par son intelligence et sa façon d’en rester au texte wagnérien tout en lui donnant une fraîcheur renouvelée. Si reste une question – qu’en fera-t-il lors des trois Journées à venir ? – on ne peut que se réjouir d’une telle réussite complice, qui domine de très loin toutes les récentes productions de McVicar, Schwarz, et bien d’autres.
La réussite de la partie musicale est égale, mais sans être aussi novatrice. Vladimir Jurowski l’engage sur un chemin aussi narratif que Kirill Petrenko – dont les derniers Ring ici avaient naguère ébloui. Il n’en a pas la magie évidente du détail, la dynamique irrésistible, mais il sait forger à la fois un récit en mouvement perpétuel, et un tableau sonore somptueux, immédiatement séduisant (clarté, légèreté de touche) qui ne marque jamais de pause. Et qui ne rivalise en rien avec la dynamique théâtrale, tant il est en phase avec elle, le naturel et l’allant, ici au plus séduisant, soulignant parfaitement tout ce que la production peut avoir de distancié par rapport à la tradition. Et si le Bayerisches Staatsorchester est d’une splendeur qui dit son niveau préservé et sa tradition renouvelée, la battue du chef magnifie à chaque instant son rôle de vecteur premier de l’action, dans la plus pure tradition wagnérienne et ses qualités techniques. Car contrairement à Milan hier, la mise en place du Prélude est immédiate et architecturée à merveille, les grands moments emportent, les interludes, magnifiques, captivent sans attendre le final !
Et la distribution suit : d’abord parce que tous sont d’admirables acteurs, formant une équipe cohérente qui visiblement s’amuse à jouer cette analyse détonante. Et qu’ensuite elle affiche une réelle homogénéité. Nouveau venu dans la cohorte divine, Nicholas Brownlee est un Wotan épatant, vocalement très à l’aise, et irrésistible comédien, assurant à merveille le côté roublard étonné et prétentieux que lui a construit Kratzer. Complice majeur, le Loge de Sean Panikkar, magnifique d’élégance hautaine, et vrai meneur de jeu, chante à ravir en se positionnant entre le Heldentenor et le ténor de caractère. L’Alberich de Martin Winkler est du même niveau, peinant un peu à projeter ses phrases retenues, mais saturant la salle des grands éclats de son rôle. Mime parfait de Matthias Klink, Géants bien distincts, entre le méchant Fafner de Timo Riihonen et l’amoureux Fasolt de Matthew Rose. Fricka superbe d’Ekaterina Gubanova, Erda prenante de Wiebke Lehmkuhl, au timbre magnifique, Donner puissant de Milan Siljanov et Froh déjà très Heldentenor de Ian Koziara. Belle Freia transformée en pendule de Mirjam Mesak, et ensemble des Filles du Rhin (Sarah Brady, Verity Wingate et Yajie Zhang) vivifiant.
Une totale réussite qui rend pressante l’envie de voir la suite, pas avant fin 2025, hélas.
P.F.
(c) W. Hösl