Face aux crises sanitaire, énergétique, écologique, politique… et à la pingrerie des pouvoirs publics – à l’échelle locale comme nationale – face aux besoins des grands opérateurs que sont les opéras (sources d’emplois, vecteurs massifs d’action culturelle et sociale, stimulateurs de l’économie locale, plus simplement maillon essentiel du paysage et de nos vies artistiques, bref il s’opère bien des choses à partir d’une maison d’opéra sur l’environnement qui l’entoure), il y a deux choix : fermer boutique ou bien faire quand même, avec peu, avec astuce, en ayant conscience de ses propres limites, mais maintenir sa mission de service public. Si, il y a peu, un certain responsable public a voulu héroïser ce geste en incitant les artistes à « enfourcher le tigre », rappelons qu’il n’y a rien d’idéal ni d’héroïque dans cette démarche, qui ne devrait relever que de la politique artistique d’exception. Sans se faire le défenseur d’autres institutions culturelles qui engloutissent des sommes massives – au point d’en manquer de façon inexplicable – pour une stimulation artistique limitée, il faut rappeler un fait simple : l’opéra est un art coûteux, quand bien même il peut être responsable écologiquement, socialement et financièrement, traquer la gabegie tout comme renoncer à un certain gigantisme, le coût demeure. D’abord parce que c’est un art qui demande une main-d’œuvre qualifiée et nombreuse, tant parmi le personnel artistique que technique. Ensuite, la sécurité et le confort de ces travailleurs comme du public imposent une maintenance régulière, réalisée par des personnels non moins qualifiés. Concluons en outre sur le fait qu’on peut assigner toute sorte de rôle social et moral à l’activité artistique, si celle-ci est amoindrie, son écho dans la société le sera aussi.
L’Opéra national de Bordeaux connaît ces crises, et fait le choix de l’invention en reconduisant, après Porgy and Bess et Treemonisha ces deux dernières saisons, le principe d’une production zéro achat, confiée aux artistes du chœur de l’Opéra et accompagnée au piano. Cette année est consacrée au bijou de Nino Rota, Il cappello di paglia di Firenze, présenté dans une version raccourcie à 1h15. L’intrigue, reprise de Labiche, est un délicieux vaudeville où Fadinard est condamné à passer le jour de son mariage à chercher un chapeau en paille d’Italie pour remplacer le chapeau que son cheval a dévoré et qui appartenait à une dame alors partie « se promener dans les bois » en compagnie d’un officier un peu butor. La quête est d’autant plus pressante que le mari de ladite dame n’est pas non plus du genre très fin, et s’attend à voir sa femme coiffée du même chapeau… Coincé entre l’officier et le mari d’une part, un futur beau-père peu accommodant et une épouse attristée de voir son mari la fuir toute la journée, Fadinard suscite la tendresse, le rire voire la moquerie, et finalement la joie de le voir réussir au bout de cette folle journée. La musique cultive un néo-classicisme brillant et joueur – d’une certaine façon proche de la symphonie classique de Prokofiev – ancré dans la tradition lyrique italienne, avec emprunts de procédés compositionnels à ses illustres devanciers (plus que citation stylistique directe), ainsi on apprécie un « Io casco delle nuvole » qui évoque les finales de Rossini, ou encore certaines complaintes de Fadinard qui peuvent évoquer Puccini, même si la référence à l’opera buffa domine.
La mise en scène de Julien Duval privilégie une succession de tableaux bien caractérisés les uns à la suite des autres. À chacun une couleur dominante, du flashy au noir du bal de la baronne. La direction d’acteurs fait le choix d’un grossissement du trait que le livret appelle volontiers de ses vœux. L’ensemble est habile et bigarré, les lumières de Michel Theuil participent à délimiter le vaste espace du plateau de l’auditorium pour créer des espaces plus intimistes. La légèreté festive de la mise en scène occulte quelque peu la noirceur grinçante typique de la comédie italienne, mais le projet est suffisamment abouti pour ne pas le regretter.
Vocalement, les forces de l’Opéra national de Bordeaux s’illustrent d’abord par leur implication théâtrale ainsi que par le plaisir évident et communicatif qu’elles prennent à interpréter cette partition. Daniele Maniscalchi (Fadinard) compose un personnage plus truculent que lyrique et Rebecca Sorensen (Elena) s’acquitte joliment de son rôle de jeune mariée. María Goso (Anaide) a la voix large et bien projetée, Héloïse Derache (la modiste) interprète son rôle avec un piquant savoureux, Eugénie Danglade (la baronne) se distingue par le caractère classieux qu’elle donne à sa voix chaleureuse et Jean-Pascal Introvigne (Beaupertuis) déploie un chant élégant et sonore pour camper le mari jaloux. L’ensemble des autres rôles est bien assuré par les solistes issus du chœur. On salue la superbe prestation de Martin Tembremande qui fait mieux qu’accompagner la pièce au piano, en détaillant au clavier les couleurs pimpantes de la musique de Rota. Tristan Chenevez fait merveille au violon – quel art de l’archet ! – lors de la scène du bal, et Salvatore Caputo insuffle la légèreté pétillante et cohérence en dirigeant le plateau – coiffé d’un chapeau de torero – depuis la salle.
J.C.
(c) Pierre Planchenault