Dernière comédie de Rossini et avant-dernier ouvrage en français, créée en 1828 à la salle Le Peletier, Le Comte Ory allie les délices musicaux du cygne de Pesaro au sommet de son art et un aperçu de la mode artistique et culturelle sous la Restauration version Charles X : style troubadour avec fantasmes et réhabilitation du Moyen-âge conjugués à l’immense hypocrisie morale se faisant l’écho de la pratique religieuse d’un souverain frivole devenu bigot.
Rossini réemploie largement la partition du Voyage à Reims – cette drôle de pièce composée pour le sacre de 1825, qui loue le public aristocratique autant qu’elle le moque – mais il y ajoute de savoureux moments, comme cet inénarrable trio final qui, de son andante initial jusqu’à la strette finale, est un chef-d’œuvre mélodique rythmique et théâtral. Outre cette scène indépassable, on pourrait encore compter sur le chœur libatoire des chevaliers du comte déguisés en pèlerines, et bien d’autres épisodes exclusifs au Comte.
Cette soirée montano-élyséenne organisée par Les Grandes Voix réunit une distribution contrastée autour du truculent Comte de Cyrille Dubois. Si la voix est d’une latinité plus gallicane que romaine, le chanteur et acteur est de premier ordre, en pleine possession de moyens qui demeurent séduisants. Agilité, souplesse, vis comica autant que tendresse et vaillance, soin du texte, des gestes… rien ne manque pour composer le portrait d’un garnement polisson qui accumule les travestissements : ermite, puis pèlerine, il faut aussi incarner le nobliau fougueux lorsqu’il se révèle comme tel à la fin du I ou devant ses compagnons. Sur les mêmes cimes, on peut citer l’Isolier stylé d’Ambroisine Bré. La mezzo a le délié et l’élégance du personnage, mais aussi la gourmandise coquine – celui-là fut à bonne école comme page du comte Ory – de ce personnage, son timbre moiré parachevant la séduction. Enfin, la comtesse Adèle est incarnée par l’excellente Sara Blanch. On découvre en elle une belcantiste impeccable, aux vocalises nettes, sans couture ni tricherie, un timbre chaleureux, des registres parfaitement homogènes du suraigu au grave. Pour ne rien gâter, elle incarne son personnage avec un engagement théâtral complet.
Au rang des seconds rôles, Monica Bacelli (Ragonde) et Nicola Ulivieri (le Gouverneur) partagent un beau savoir-faire de chanteur, mais manquent tout deux d’assise dans le grave. Bacelli compense par une théâtralité bienvenue. Sergio Villegas-Galvain (Raimbaud) est un bon chanteur et interprète, mais le rôle semble trop grave pour lui et son air du II le met à l’épreuve. Pour lui, comme pour toute la distribution, le nouveau dispositif acoustique de la scène du théâtre amplifie trop fortement le son de l’orchestre et submerge – à des degrés divers – les voix.
Sous la direction de Patrick Lange, l’Orchestre de chambre de Paris fait preuve d’une très grande vitalité, indispensable à la musique de Rossini. Toutefois, ce n’est qu’au moment d’accompagner les chanteurs qu’il insuffle un véritable discours musical, ainsi l’ouverture et l’introduction de l’acte II semblent décousus, lourds, et peu d’attention est accordée aux couleurs de l’orchestre, particulièrement aux bois. Le chœur de chambre de Rouen et le chœur Sorbonne-Université, dirigés par Frédéric Pineau, embrassent avec bonheur cette partition qui leur réserve de belles pages.
Malgré quelques réserves, cette soirée se hisse à un bon niveau, tant de réalisation que d’intérêt musical (interprétation, cohérence, théâtre…), en deçà duquel aucune représentation ne devrait jamais descendre.
J.C.