Au premier acte de Parsifal, Gurnemanz s’adresse au héros éponyme en ces termes : « Ici le temps devient espace ». On ne saurait mieux décrire le prélude du prologue de L’Anneau du Nibelung, mais las, ici la création du monde wagnérienne ressemble plus au big bang hasardeux que notre univers a pu connaître. En effet, l’étagement de l’accord de mi bémol majeur est un édifice vacillant, un empilement de sons bousculé par le tempo routinier que lui impose Simone Young. On reconnaîtra que tout au long de la soirée la musique « avance » et ne s’embourbe pas, voire ne manque pas d’éclat pour l’entrée au Walhalla – mais cette détermination métronomique fait fi de tout sentiment, toute suspension ou alanguissement lié au déroulé dramatique de l’histoire. Ainsi les métamorphoses d’Alberich, les implorations de Freia, les hésitations de Wotan… tout cela s’enchaîne sans intérêt notable. Seule chance pour l’auditeur, l’orchestre de la Scala est un instrument volontaire, belle consolation, mais ici – et surtout après un tel Chevalier à la rose – on attend mieux.
Côté mise en scène, l’institution milanaise nous a habitués à un relatif classicisme, et ce soir on vire carrément au kitsch. David McVicar affuble ses personnages de costumes droits venus de Game of Thrones, les filles du Rhin nagent au milieu de grandes mains dont on ne comprend pas la signification, le Nibelheim se caractérise par un immense crâne s’ouvrant en son milieu, et l’entrée au Walhalla voit Wotan ramasser ses robes et prendre appui sur les marches supérieures pour ne pas se casser la figure en gravissant l’escalier monumental taillé dans un bloc au centre de la scène. La direction d’acteurs est réduite à la portion congrue et surtout le metteur en scène évite de proposer une lecture de l’œuvre au profit d’une illustration, or L’Anneau est de ces opéras où la multiplicité des interprétations impose d’en dégager une.
Le plateau vocal est homogène et de bon niveau, mais là encore rien de saillant n’émerge. Michael Volle, à l’aise dans le parlé-chanté, donne peu de relief aux pages de lyrisme ni aux colères de Wotan. Okka von der Damerau est une Fricka générique tout comme la Freia d’Olga Bezsmertna, le Loge de Norbert Ernst est trop pâle pour ce truculent personnage alors qu’Andrè Schuen (Donner) et Siyabonga Maqungo (Froh) s’illustrent correctement dans leurs rôles. Le Nibelheim est mieux pourvu, l’Alberich incandescent d’Olafur Sigurdarson captive, et le Mime savoureux de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke régale. Entre les deux géants on retiendra surtout le Fasolt amoureux de Jongmin Park, le Fafner d’Ain Anger manquant de mordant et d’ampleur.
On ne se redéplacera pas pour la suite de ce Ring, mais peut-être la direction d’Alexander Soddy, annoncé pour la fin des représentations – et qui nous avait convaincu dans Lohengrin à Bastille l’an dernier –, rétablira un sens du récit et transfigurera un plateau qui pourrait mieux faire.
J.C
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