Ce soir, point de nouvelle production attendue avec ferveur ni de monstre sacré annoncé en scène pour justifier l’effervescence sensible aux abords du Piermarini. Plus simplement ‒ plus humblement pourrait-on même dire ‒, Kirill Petrenko, directeur musical du philharmonique de Berlin, fait ses débuts scaligères avec cette série, reprise de la production du Chevalier à la rose de Harry Kupfer. Sans tapage ni glamour donc, avec inspiration et maîtrise incontestablement.
La production de Kupfer (captée au DVD à Vienne avec la même Maréchale et le même Ochs qu’à Milan) affiche un classicisme bon teint, quelques éléments de décor surdimensionnés (miroir, porte, lit) symbolisent les grandes thématiques du livret : le passage du temps, vieillissement ou mûrissement ‒ voire pourrissement pour l’aristocratie en quête de survie ‒, la connaissance ou l’indifférence à l’autre, et son corollaire, l’introspection ou l’ignorance de soi. En fond de scène sont projetées des images qui ancrent l’action à Vienne ‒ vue de la ville ou intérieurs de palais, alors que les costumes apportent une indistinction temporelle : les vêtements d’Octavian suggèrent le XVIIIe siècle, ceux du Baron les débuts du XXe, les robes de Sophie sont de style Empire, et c’est en Bugatti des années 1930 que Faninal vient chercher la Maréchale à la fin de l’opéra. Cet ensemble visuel hétéroclite et toutefois harmonieux, enserre l’action dans un glacis élégant que brise une excellente direction d’acteurs animée et subtile. Animée parce que Kupfer, repris par Derek Gimpel, sait disposer les acteurs en scène pour composer des tableaux et les faire jouer et se mouvoir pour ne rien figer. Subtile parce que les regards, les gestes et les intentions sont précis et tombent juste par rapport à la musique.
Vocalement, la soirée est homogène à très haut niveau ‒ même si on ne tutoie pas nécessairement les cieux. Krassimira Stoyanova est une Maréchale classique et classieuse, les registres de la voix sont parfaitement soudés, les graves sont flatteurs et le timbre charnu. Le chant est fin et l’émotion contenue. Au contraire, Kate Lindsey est un Octavian fougueux ‒ le rôle lui convient mieux que Nicklausse cet été. Le timbre chaleureux du mezzo s’accorde à l’adolescent jusque dans la séduction, mais le chant est trop générique et monochrome. Günther Groissböck livre un Ochs de haute école, parlé-chanté, truculent, touchant aussi, vocalement dans une forme superlative, il possède son rôle. Avec la même aisance, Sabine Devieilhe défend magnifiquement Sophie ‒ voilà un personnage qui, cette fois-ci, ne manque pas d’épaisseur ! La mozartienne se met au service de Strauss avec évidence, les mots et le phrasé, les dynamiques et la projection, le caractère et l’incarnation… bref, l’intelligence s’allie au sensible. Parmi les seconds rôles, citons la belle prestation de Piero Pretti en chanteur italien, ainsi que l’abattage des vétérans Gerhard Siegel et Tanja Ariane Baumgartner en Valzacchi et Annina.
Ainsi, il y a le très bon niveau, le grand art et enfin le miracle. Kirill Petrenko a dompté le lion scaligère : l’orchestre rugit, flamboie et se fait caressant sous la baguette enchanteresse du chef. Ce soir, la Scala parle viennois, en rondeurs et en suspensions, des éclat enlevés des premiers appels de cor aux couleurs diaphanes du trio final, de l’amertume du monologue de la Maréchale à l’humour charmant des pantomimes innocentes en passant par les grincements et l’urgence de la mascarade du III… toutes les couleurs ont un relief inédit. Petrenko n’hésite pas à noircir l’orchestre pour accompagner certaines inquiétudes de la Maréchale dans son monologue du I, pour mieux rétablir l’étincelle éblouissante de la rose d’argent au début du II. Dans le dédale agogique de cette partition, le chef d’orchestre impose une clarté sans faille à tous les jeux de tempo, accélérations, ralentissements, enchaînements… et tout cela au service du théâtre et du plateau.
Face au (grand) maître, l’orchestre est impeccable ‒ on a rarement entendu le solo de flûte précédant l’air italien si délié ‒, instrument d’exception au service de l’excellence.
J.C
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