L’Opéra royal de Versailles donnait ce week-end l’unique opéra de Purcell, Didon et Énée, dont le livret est signé du poète Nahum Tate. Bien que courte au regard du genre lyrique (1h15 environ), cette œuvre riche, virevoltante et chatoyante plonge le spectateur dans une multitude d’émotions. L’argument emprunte à la tradition du poète latin Virgile, même si le librettiste en transpose et modifie une partie de l’intrigue.
Dirigé par Stefan Plewniak, l’orchestre de l’Opéra royal de Versailles interprète l’œuvre avec vigueur et précision. Le chef, qui est aussi premier violon, est sur tous les fronts, et transmet une énergie communicative. Nous soulignerons la performance de deux pupitres en particulier : les flûtes à bec et les clavecins. Le chœur de l’Opéra royal apporte rigueur et énergie au spectacle. Il ponctue à merveille le déroulé de l’action et suit parfaitement les nuances harmoniques et rythmiques de l’orchestre. Leur présence derrière les musiciens ne gêne en rien : elle assure au contraire la cohérence entre la musique et la scénographie.
Quatre des artistes présents sur scène sont membres de l’Académie de l’Opéra royal, et leur prestation est à la hauteur de la réputation du lieu. Sarah Charles est solaire : elle incarne une Belinda tout en douceur, en finesse et en clarté, et elle forme avec Lili Aymonino (la suivante) un duo très délicat et harmonieux, en particulier dans l’air « Fear no danger » du premier acte. Attila Varga-Tóth incarne remarquablement deux personnages, la magicienne et le marin. Dans le deuxième acte, puis lors de son retour au début du troisième, son interprétation de la magicienne qui se délecte de faire le mal, réjouit le spectateur comme l’auditeur. Si l’on perçoit un léger manque de puissance dans les graves au début, sa voix se stabilise très rapidement et sonne parfaitement. Son jeu de scène, tout en contorsions et en malveillance, est admirable. Quant à Pauline Gaillard et Yara Kasti, elles incarnent des sorcières auxquelles le timbre assuré et la virtuosité ne font pas défaut. On aurait simplement désiré que ce duo fasse preuve d’une férocité plus prononcée, en particulier dans le deuxième acte. À la fin de ce même acte apparaît l’Esprit envoyé par la magicienne, interprété par le contre-ténor Arnaud Gluck. Sa prestation magnifique et douce bien qu’injonctive fait regretter la brièveté de l’apparition. Le baryton Halidou Nombre campe un Énée émouvant et sincère, d’une grande noblesse dans son imposant costume rouge et doré. Sa voix est ample et suave, et son jeu de scène convainc. Quant à Sonya Yoncheva, sa prestation dans le rôle de Didon suit une courbe ascendante merveilleuse. Dans le premier acte, sa voix puissante et brillante rappelle un peu trop le bel canto, avec des respirations sonores, un vibrato trop prononcé et languissant, et un jeu assez emphatique. Si l’on peine à retrouver en elle la Didon fragile et indécise du début de l’œuvre, sa prestation dans le troisième acte n’admet aucune réserve : grandiose dans la colère, elle joue avec une délicatesse infinie la reine bafouée. Juste après la scène de dispute entre les anciens amants, on assiste à un moment suspendu et magnifique : Didon annonce son inéluctable mort à venir, et Sonya Yoncheva est terriblement émouvante, tout en retenue et en délicatesse. On regrette que, lors du magnifique « Thy hand Belinda, darkness shades me », des bruits parasites semblables à un parquet qui grince s’invitent de façon bien inopportune (sans doute un changement de décor en arrière-scène à rectifier). Hormis ce détail, la fin de l’œuvre s’apparente à un véritable moment de grâce.
Metteurs en scène issus des arts du cirque et du mime Marceau, Cécile Roussat et Julien Lubek signent un spectacle aussi inventif que spectaculaire : certaines scènes sont très frappantes d’invention. Ils ont pris le parti de plonger toute l’intrigue dans un milieu aquatique empreint de poésie. La présence d’un Cupidon acrobate durant toute la représentation contribue à l’unité du récit et à l’atmosphère douce et merveilleuse. Au premier acte, la scène toute bleutée est parcourue de grands voiles figurant une mer paisible, d’où sortent de langoureuses naïades aux mouvements envoûtants. Comme le texte est bref, la mise en scène permet de parfaire la représentation des personnages : ainsi le costume initialement guerrier de Didon se transforme-t-il en une tenue plus féminine. Son pouvoir royal est habilement mis en valeur par la remise d’un sceptre (qui est en fait une flèche de Cupidon détournée dont l’extrémité s’apparente à un corail) et une imposante perle marine qui fait office d’orbe. Au deuxième acte, la grotte des sorcières, placée dans un monde sous-marin, est bien introduite par les contorsions d’acrobates dont les costumes paraissent tout droit sortis d’un tableau de Jérôme Bosch. Si l’apparition de la magicienne en pieuvre fascine par la dimension tentaculaire et monstrueuse de son costume, celle de ses deux acolytes, descendant du plafond dans des costumes de sirènes un peu sommaires, prête à sourire. La scène suivante, qui est censée figurer un épisode de chasse saturé par les références mythologiques (à Diane, Actéon et Adonis) et la célébration du monde forestier, s’accorde mal avec le décor toujours résolument aquatique. Si les voiles bleus tendus pour figurer les ondulations maritimes sont toujours du plus bel effet, le décalage entre les paroles du livret et l’univers représenté interroge. Certes, les scènes s’enchaînent vite, dans ce Didon et Énée, et l’on comprend le souci d’unité, mais le parti pris de la transposition aquatique ne se justifie pas complètement ici. Néanmoins, la mise en scène réserve un très beau moment de poésie lorsque Cupidon réalise une chorégraphie douce et aérienne sur un trapèze en forme de croissant de lune, tandis que les héros se reposent. Quant au troisième acte, qui figure le départ en mer d’Énée, il s’accommode pleinement de l’univers marin. Le début, avec ses multiples acrobaties, est particulièrement réussi, de même que l’habile métamorphose du marin en magicienne dont les tentacules envahissent les ouvertures du bateau. Dans les moments qui précèdent la mort de Didon, la scène se vide, comme pour mieux sublimer le chant de l’héroïne. Et là, l’intelligence de la mise en scène impressionne : c’est dans les plis de sa propre robe que Didon est peu à peu engloutie. Et pour parfaire encore la poésie et l’émotion de l’instant, Cupidon réapparaît dans une dernière performance légère, comme en apesanteur ; c’est alors qu’une atmosphère de cathédrale s’installe. En fond de scène, des bougies s’allument, et le spectateur retient son souffle : la solennité du chœur magnifie la beauté du moment. Enfin, une plume légère et aérienne tombe dans les voiles maritimes présents une dernière fois sur scène, pour accompagner les dernières notes de l’œuvre. Ainsi la fragilité de la destinée humaine est-elle habilement et poétiquement suggérée.
En bref, l’impression d’ensemble de cette représentation se résume en deux mots : harmonie et fantaisie. L’originalité de la mise en scène renforce la féérie de l’œuvre, et contrebalance l’émotion douloureuse de cette histoire d’amour funeste, sans lui faire ombrage le moins du monde. L’intervention de la danse, du mime et des acrobaties apporte un charme poétique qui renforce l’harmonie de l’ensemble. Nous attendons avec impatience de retrouver l’univers de Céline Roussat et Julien Lubek dans La Flûte enchantée, au mois de décembre…
C.S
Attila Varga-Tóth (La Magicienne). (c) Franck Putigny