Sampzon, éditions Delatour France, 2024, 303 pages.

Pionnier dans les études consacrées à celui que l’on surnomme souvent le père de l’opérette, Dominique Ghesquière est déjà l’auteur de Hervé, un musicien paradoxal (éditions des Cendres,1992), ouvrage écrit en collaboration avec Renée Cariven-Galharret. Dans cette biographie de 200 pages, il réservait une place forcément assez modeste à l’activité prodigieuse que le « compositeur toqué » (du titre de sa bouffonnerie musicale créée aux Folies-Concertantes en 1854) a déployée de l’autre côté de la Manche à partir de 1870, et ce, pendant une vingtaine d’années.

Après un avant-propos d’une trentaine de pages qui brosse à grands traits les 45 premières années de la vie d’Hervé, le texte est organisé en une soixantaine de courtes sections qui s’articulent autour des différentes créations londoniennes. Les opérettes créées à Paris entre 1870 et 1892 ne sont évidemment pas laissées pour compte, mais donnent lieu à des commentaires en général plus succincts. Si la création de Hit and Miss, version anglaise de l’Œil crevé donnée à l’Olympic en 1868, constitue les débuts londoniens d’Hervé, ce sont Chilperic et The Little Faust qui lui assurent deux ans plus tard le triomphe au Lyceum et marquent le début d’incessants allers-retours entre les deux capitales. En plus du Lyceum, il investit au fil des années presque tous les théâtres de Londres affichant son type de répertoire : Gaiety, Globe, Holborn, Covent Garden, Charing Cross, Folly, Alhambra, Opera Comique, Drury Lane et Empire Theatre. C’est d’ailleurs Chilperic (dans une adaptation de Hersee et Farnie) qui inaugure ce dernier établissement, sis à Leicester Square, en 1884. Seul le Savoy, chasse gardée du tandem Gilbert et Sullivan pendant ses années d’activité, échappe à ce palmarès particulièrement impressionnant. Outre les adaptations et créations originales destinées au public anglais, cinq opérettes furent données en français, dont Mam’zelle Nitouche avec Anna Judic, José Dupuis et la troupe des Variétés. De son répertoire anglais, seul Aladdin the Second (1870) donna lieu à une adaptation pour le public parisien sous le titre du Nouvel Aladin, donné aux Folies-Nouvelles en 1871.

Parmi ses faits d’armes les plus remarquables, il convient de noter ses très populaires concerts-promenades à Covent Garden, où il dirige avec brio des artistes comme le violoniste Henryk Wieniawski ou la soprano Carlotta Patti (sœur d’Adelina). C’est lors d’un de ces concerts qu’il crée en 1874 The Ashanti War, grande symphonie dramatique avec chœur qui n’a malheureusement pas l’heur de plaire au public anglais. Dix ans plus tard, il connaît une sorte d’apothéose lors de la tenue à Londres de l’Exposition internationale d’hygiène et d’éducation, qui voit ses ouvrages montés dans quatre salles différentes. Il acquiert alors une maison dans le Kent, plus précisément dans la ville côtière de Folkestone, qui facilite ses voyages entre la France et l’Angleterre. Ses derniers grands succès sont des ballets fastueux (Dilara, Rose d’amour, Cleopatra…) qu’il monte à l’Empire Theatre entre 1887 et 1889 et qui voient notamment évoluer sur scène les fameux Enrico Cecchetti et Carlotta Brianza, créatrice d’Aurore dans La Belle au bois dormant (1890) de Tchaïkovski.

Créateur, selon le bon mot de Théodore de Banville, de La Parodie humaine, Hervé a ainsi été constamment ballotté entre les deux rives du Channel, menant en quelque sorte une double vie. Bien après la séparation de son épouse française avec laquelle il avait eu quatre enfants, il se remarie à Londres en 1880 avec Ella-Ann Riley, qui lui donne deux fils. Trois ans plus tard, il est naturalisé citoyen britannique, ce qui lui vaut les attaques les plus injustes de certains journalistes français, notamment lors de l’échec de Fla-Fla aux Menus-Plaisirs en 1886. Dans ce même théâtre, son ultime création, l’opérette Bacchanale (1892) constitue une nouvelle déception une dizaine de jours à peine avant son décès. Tous les détails relatifs à la succession et aux divers membres de sa famille donnent lieu à un dernier chapitre fort étoffé.

Personnalité complexe, Hervé est un musicien bifrons, dont l’humour déconcertant semble souvent dissimuler une grande souffrance. Le sous-titre de l’ouvrage (Le rival oublié d’Offenbach) met justement en avant le drame de ce compositeur qui a dû se mesurer très tôt au succès étourdissant de son aîné. Emprisonné en 1856 pour détournement de mineur, il retrouve sa liberté quelques mois avant le triomphe colossal d’Orphée aux Enfers. Malgré le succès de son Joueur de flûte aux Variétés en 1864, il doit céder la place à La Belle Hélène qui fait accourir le Tout-Paris à la fin de la même année. Il lui faut en fait presque dix ans pour rattraper d’une certaine façon le temps perdu avec L’Œil crevé. N’éprouvant apparemment pas de rancune envers le grand Jacques, il accepte de jouer Jupiter dans la reprise d’Orphée aux Enfers à la Gaîté en 1878.

Dans le but de faire toute la lumière possible sur la portion britannique de la carrière d’Hervé, l’auteur s’est lancé dans une recherche extrêmement ambitieuse qui l’a amené à compulser non seulement les principaux journaux anglais mais à consulter de nombreux fonds d’archives en France, en Grande-Bretagne, en Belgique et en Allemagne. Non content d’avoir réuni une documentation aussi gigantesque, il a également effectué le travail de traduction des critiques de spectacles, qui représentent une part substantielle du livre. Très précieux, ces témoignages de première main auraient toutefois gagné à être réduits aux extraits les plus essentiels. Admirateur passionné d’Hervé, le biographe transmet son enthousiasme avec éloquence, non sans éviter cependant de laisser apparaître de temps à autre un certain manque d’objectivité pour défendre son héros, notamment face à Offenbach. Quelques coquilles gênantes et phrases à la syntaxe parfois discutable auraient nécessité de la part de l’éditeur une révision linguistique plus minutieuse. Outre l’absence étonnante de bibliographie, on regrette le fait que le tableau chronologique des œuvres du compositeur ne commence qu’en 1870, nous privant ainsi d’une liste exhaustive. D’une grande richesse, l’iconographie est en revanche exceptionnelle et comprend notamment une vingtaine de documents en couleurs de grand format. À l’approche du bicentenaire de la naissance d’Hervé, ce beau livre contribuera sans nul doute à mieux faire connaître et apprécier un compositeur au parcours singulier.

 

L.B