Sabine Devieilhe (Alphise), Gwendoline Blondeel (Sémire), Reinoud van Mechelen (Abaris), Tassis Christoyannis (Adamas, Apollon), Benedikt Kristjánsson (Calisis), Philippe Estèphe (Borilée), Thomas Dolié (Borée), Purcell Choir, Orfeo Orchestra, dir. György Vashegyi.

Erato (2 CD). 2h28. 2023. Notice en français. Distr. Warner.

 

Trois intégrales discographiques, ce n’est certainement pas trop pour ce chef-d’œuvre testamentaire, que Rameau n’entendit jamais. L’ouvrage aurait pourtant été répété avant d’être censuré, mais aussi affecté par des changements de distribution dont nous reparlerons plus loin. Il ne fut finalement exécuté, partiellement, que par les forces de l’ORTF, deux siècles plus tard, en 1964, avant que le fringant John Eliot Gardiner ne s’en empare, d’abord en concert (Londres, 1975) puis dans la brillante mise en scène de Jean-Louis Martinoty (Festival d’Aix, 1982) et, dans la foulée, au disque, avec les mêmes interprètes, chauffés à blanc (déjà chez Erato !). C’est à cette référence que se confronte aujourd’hui Vashegyi, davantage qu’à la trop raide version de Luks, parue il y a quatre ans (CVS)  pourtant comme la sienne supervisée par le Centre de musique baroque de Versailles.


Vashegyi a d’abord pour lui une distribution qui tient de l’évidence. Certes, on pourra trouver le timbre de Sabine Devieilhe un peu uniformément cristallin, si on le compare à celui, plus ombreux, de Jennifer Smith. Contrairement à cette dernière, cependant, Devieilhe s’empare de la très vocalisante ariette « Un horizon serein »  conçue pour Marie Fel, puis ôtée au rôle d’Alphise quand celui-ci passa à la moins aguerrie Sophie Arnould , dont elle fait un stupéfiant air de concert, ciselé dans le moindre détail. Ce qui ne l’empêche pas, quelques scènes plus loin, de nous livrer un « Songe affreux » (au registre plus central) d’une incroyable poésie et un pathétique finale de l’acte III. Reinoud van Mechelen est au Philippe Langridge de Gardiner ce que le jour est à la nuit : quand le suave Anglais, chantant souvent en voix mixte, campait un protagoniste préromantique, lunaire, le Flamand, qui utilise surtout le registre de poitrine (quitte à mettre en péril le vibrato : « Dieu redoutable, dieu jaloux »), confère davantage de chair à son Abaris, dont il fait véritablement l’héroïque fils d’Apollon – sans pour autant perdre de vue l’émotion (sublime « Je vole, Amour »).


S’il ne possède pas le charisme de François Le Roux, Tassis Christoyannis déborde de tendresse dans son double rôle paternel tandis que, du côté du méchant papa, Thomas Dolié dessine un Borée aussi noble que menaçant. Philippe Estèphe est un Borilée tranchant, au beau métal, bien que monolithique  mais son rival chez Gardiner semblait presque trop gentil. Déjà choisi par Luks, Benedikt Kristjánsson vient vaillamment à bout du rôle suraigu de Calisis mais ne peut faire oublier un John Aler plus libre – sans parler d’un Cyrille Dubois (« Jouissons de nos beaux ans », chez Aparté). Quant à Gwendoline Blondeel, qui cumule les divers et cruciaux « petits rôles », elle distance les comparses réunies par Gardiner, en dépit d’attaques un peu brutales.


Mais on touche là au rôle de Vashegyi, qui, contrairement à Gardiner, n’a pas bénéficié de l’expérience scénique, ce dont se ressentent des enchaînements encore prudents. Prenant moins de libertés avec la partition, le chef hongrois se montre plus prosaïque mais aussi plus chaleureux, moins ironique (dans les contredanses et autres gavottes) mais moins intimidant : Gardiner faisait de l’ineffable et célébrissime entrée des muses une planante musique des sphères, qui, chez Vashagyi, gagne en sensualité, par la mise en valeur des bassons (quatre ici, contre deux chez l’Anglais). Tandis que les English baroque soloists s’enivraient de leur virtuosité, l’Orfeo Orchestra, légèrement plus fourni, fait valoir rondeur et couleurs, notamment du côté des bois, délectables. Même différence côté chœurs, le charme rustique du Purcell Choir contrastant avec la surnaturelle précision du Monteverdi Choir. Gardiner regardait vers le ciel, Vashegyi reste ancré dans la terre : les deux choix se défendent, le nouveau venu ayant comme dernier atout (on y revient toujours) l’élocution superlative de ses solistes.


O.R