Queer, dès la fin du xvie siècle, désignait l’étrange, le bizarre ou l’excentrique – c’est au xixe siècle que le terme prend une connotation péjorative pour désigner les relations homosexuelles. Mise au ban lexicale, reflet d’une marginalisation sociale : c’est dans cet au-delà qu’il faut chercher la clef de lecture de la mise en scène de Barrie Kosky. Les brigands, en marge de la société, forment ici une communauté queer dirigée par « Mamma Falsacappa »  Marcel Beekman sous les traits de l’artiste Divine dans le film Pink Flamingos de John Waters. Les dialogues ont été largement (mais pas intégralement) réécrits par Antonio Cuenca Ruiz pour servir ce propos, et loin d’une « actualisation » systématique, la démarche reste fidèle à une certaine écriture de plateau et une liberté d’invention qui permit au spectacle originel de s’enrichir au cours des premières représentations (voir l’article de Jonathan Parisi dans le numéro de l’Avant-Scène Opéra). Certains éléments tombent à plat comme les ponctuations pétaradantes de Pietro (coup de feu et « vos gueules ! » intempestifs) au premier acte, d’autres finissent par lasser (les soupirs collectifs qui ponctuent chaque évocation de Fiorella), mais quelques moments sont brillants (l’ambassade de Grenade) et les nombreuses références à la culture populaire et à la politique de ces dernières années font souvent mouche. Les dialogues ont été soigneusement préparés, et tout le mouvement scénique s’enchaîne avec précision et vivacité. Le tout est exubérant, pas exempt de mauvais goût ni de grotesque, ce qui contribue à cette joyeuse profusion, décapante, virevoltante et parfois embarrassée d’une scène qui semble trop grande et mal habitée au premier acte. Sans s’aventurer sur le terrain miné de la fidélité aux intentions d’Offenbach, on apprécie la grosse grimace potache de ce spectacle et son outrance déjantée, même si l’on regrette que la tendresse n’y trouve pas un peu mieux sa place.

La distribution est dominée par le Falsacappa de Marcel Beekman, qui joue avec précision de sa voix de caractère, pour une interprétation incisive. Marie Perbost (Fiorella) semble en retrait dans son air d’entrée puis gagne en assurance et ne fait qu’une bouchée des dialogues, Antoinette Dennefeld campe un Fragoletto bien en voix et volontaire. Parmi les vétérans offenbachiens, Yann Beuron (Campo-Tasso) et Laurent Naouri (le chef des carabiniers) constituent un duo impayable ; Rodolphe Briand (Pietro), Éric Huchet (Domino) et Franck Leguérinel (Barbavano) sont des utilités de luxe. Mathias Vidal s’illustre aussi en prince de Mantoue grimé en mafioso et Adriana Bignagni Lesca est une princesse de Grenade aux moyens impériaux. On salue aussi l’Antonio de la comédienne et humoriste Sandrine Sarroche, le caissier devenu ministre du budget, qui délivre un joli discours satirique en alexandrins – qu’elle a composé – et se tire très honorablement (quoi qu’amplifiée) de son air. À la tête de l’orchestre, Stefano Montanari insuffle une énergie débordante – au risque de nombreux décalages entre le plateau et la fosse – et privilégie la dimension orgiaque à la tendresse.

Non sans défauts, ce spectacle a le mérite d’une audace décapante et de la prise de risque qui ne plaira sans doute pas à tout le monde – on pense à l’épiscopat français qui a fait cet été des débuts remarqués dans la critique de spectacle – mais c’est bien là la fonction de la satire.

 

J.C

À lire : notre édition des Brigands/L'Avant-Scène Opéra n° 341

(c) Agathe Poupeney/OnP