Réouverture de saison festive à l’Opéra-Comique avec un chef-d’œuvre du genre

Les reprises, quand elles sont aussi fructueuses que celle proposée par la salle Favart, offrent deux types de plaisir : celui de revenir à un spectacle aimé, ou celui d’une heureuse session de rattrapage… pour l’auteur de ces lignes comme pour l’ASO, il s’agit du deuxième cas.

Prolifique compositeur d’opéra-comique, Auber fut un auteur inspiré, comptant à son catalogue plusieurs opéras, dont le plus célèbre La Muette de Portici fut un des jalons dans l’émergence du « grand opéra ». La musique du Domino noir est charmante, rieuse, gaiement pompeuse et dramatique quand il le faut. Si Auber fut à l’écoute de Rossini, on l’entend principalement par l’art de l’orchestration – point innovante mais redoutablement efficace et n’évitant pas la virtuosité d’ensemble – et il a aussi retenu la leçon d’une musique théâtrale en parfaite adéquation avec un livret habile. En bref, c’est une musique bien faite comme il y avait des pièces bien faites, au premier degré assumé : il faut avant tout divertir le bourgeois. On était alors en 1837, la France subissait un pitoyable roi-bourgeois aux allures de poire, pour lui l’aventure politique collective se résumait à une assemblée générale de petits porteurs… en clair, s’amuse qui peut, et peu importe les autres. On ne saurait donc reprocher à Auber d’être l’homme de son temps, surtout qu’il y fait preuve d’un métier certain, pas de temps mort, et l’entracte arrive à point nommé pour éviter la longueur. Le spectateur en a pour son argent même si, au sortir de la salle, on ne retient pas grand-chose de cette musique. Dans la même veine, le livret d’Eugène Scribe est sans faute : lors du bal donné pour le réveillon de Noël par la reine d’Espagne, le jeune Horace de Massarena soupire pour une belle inconnue croisée… un an plus tôt ! Il espère la revoir et compte sur l’amitié du comte Juliano pour l’aider à s’entretenir seul à seul avec elle. La jeune femme paraît vêtue – cette année encore – d’un domino noir, Horace se déclare mais la belle ne peut s’engager quoique sensible à son amour. Elle doit devenir abbesse dès le lendemain, et ne peut s’engager dans la voie du mariage. Travestissements, filouterie et autres stratagèmes permettent enfin aux deux amoureux de convoler.

La mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq, dont la reprise est assurée par Laurent Delvert, joue admirablement la bouffonnerie, en l’épiçant de poésie et d’ironie. En effet, la mièvrerie d’Horace est habilement surjouée, et le dispositif permettant au premier acte de voir – par transparence – les salons où se déroule la fête donne lieu à quelques images savoureuses, comme ce moment aquatique où les fêtards sont comparés à des poissons dans leur bocal pendant que l’orchestre interprète le mouvement « Aquarium » du Carnaval des animaux. Le tout est bien rythmé, l’humour potache (on ne se lasse pas des statues qui prennent vie), et les costumes et décors sont d’un classicisme fantasque mâtiné de kitsch.

Le couple des amants finalement heureux est campé par Anne-Catherine Gillet (Angèle de Olivarès) et Cyrille Dubois (Horace de Massarena). La première donne au personnage des accents chaleureux d’une voix dont le timbre s’est désormais corsé, plus abbesse que jouvencelle énamourée, le second a conservé un parfait éclat de jouvenceau, ligne souple et personnage irrésistible dans ce rôle un peu benêt. Tous deux sont flanqués d’amis dont on souhaiterait qu’ils aient plus à chanter : Victoire Bunel fait valoir son timbre chaleureux, une élocution impeccable et un chant au chic un peu canaille – parfait pour ce rôle d’aristo dévergondée , en outre elle déclame son texte parlé en comédienne et non en chanteuse lyrique, avantage certain dans ce répertoire. Léo Vermot-Desroches a récemment vu sa carrière faire un bond spectaculaire grâce au forfait de Benjamin Bernheim pour la dernière représentation des Contes d’Hoffmann à Salzbourg, ce qui a permis au jeune français de fouler la scène du Festspielhaus dans un premier rôle. On l’avait déjà remarqué lors d’une brève apparition dans Salome à Aix en 2022 et plus récemment dans La Fanciulla del West à Lyon. Il confirme la très favorable impression qu’il nous avait laissé : le timbre est chaleureux, la voix bien projetée, et la ligne bien tenue, en outre il s’investit en scène. Parmi les comédiens qui viennent augmenter la distribution avec bonheur, citons la truculente Marie Lenormand en Jacinthe, ou encore Laurent Montel en Lord Elfort d’un british désopilant.

Louis Langrée dirige l’orchestre de chambre de Paris avec verve et finesse dans cette musique toute de théâtre, laissant aussi la place à la tendresse qui point ici ou là. Mention spéciale au chœur Les éléments préparé par Joël Suhubiette, dont les interventions participent aussi à la réussite de cette soirée.

Nos temps sont-ils si semblables aux années 1830 qu’on puisse céder aussi facilement à l’injonction de jouir d’un divertissement tel que Le Domino noir ? Peut-être est-ce là la véritable vertu de cette œuvre : lâcher prise en un moment où les crispations se multiplient.

 

J.C


(c) Stefan Brion