Paris, Classiques Garnier, 2024.

Approfondir la dramaturgie et la circulation internationale des œuvres d’Offenbach est d’une lecture aisée et stimulante avec ce volume. Dirigé par deux universitaires émérites, Jean-Claude Yon et Stéphane Lelièvre, le collectif regroupe une vingtaine de chercheuses et chercheurs, réunis en Sorbonne lors du second colloque commémorant le bicentenaire d’Offenbach (2019). Rappelons que le colloque précédant a déjà fait l’objet d’une publication (Offenbach, musicien européen, Actes Sud, Palazzetto BruZane, 2022), recensée dans nos colonnes. Et que notre lectorat compulse probablement l’Offenbach, mode d’emploi (Avant-scène Opéra, 2022), signé par Louis Bilodeau.

La lecture de ce volume est aisée car, au gré de quatre axes, le mélomane peut butiner son nectar du jour tout en s’instruisant. Premier axe, « Offenbach en son siècle » recontextualise certaines sources littéraires selon des propositions documentées et étayées. Ainsi Stéphane Lelièvre explore avec acuité un roman de George Sand (Le secrétaire intime) inspirant les librettistes de La Grande duchesse de Gérolstein. Florence Fabre tisse des liens entre la saga offenbachienne des Grecs, et la pensée de Nietzche par le pied-de-nez au pathos romantique et l’éloge de l’ivresse dionysiaque. De manière biographique, Carlota Vicens-Pujols documente la fascination pour la modernité étasunienne (des enseignes publicitaires jusqu’aux trains) au prisme de la tournée du compositeur en 1876, consignée dans ses Notes de voyage. Quant à la genèse de La Fille du Tambour major, Laurent Fraison l’alimente par la correspondance du musicien avec ses complices Chivot et Duru (1879). Ces lettres interpellent tout mélomane par le flair que déploie le dramaturge, sans minorer l’influence du directeur des Folies-Dramatiques. En appendice du volume, le discours de Jean-Claude Yon, prononcé à l’occasion d’une plaque apposée sur la première demeure parisienne du couple Offenbach (25 rue Saulnier, IXe arrondissement) restitue l’entregent social et l’opiniâtreté du jeune musicien juif, exilé allemand.

Second axe, « Offenbach à l’étranger » témoigne du succès international de sa diffusion, que ce soit dans la traduction des livrets (Allemagne et Italie au XIXe siècle) que Matthieu Cailliez piste méticuleusement, ou bien en adaptations et même en parodies (à Naples avec Antonio Petito) grâce à l’investigation d’Elena Oliva. La circulation de son œuvre génère des multiples objets d’acculturation. Ainsi, la réécriture est savoureuse sur la scène madrilène (la zarzuela Barba Azula, détournement de Barbe-Bleue), brossée par Evelyne Ricci. Celle britannique enregistre le chassé-croisé de genre chez les interprètes travestis de La Belle Hélène, que Laurent Bury sonde de 1866 à 2011. Tania Brandão met l’accent sur les spécificités socio-politiques de sa diffusion à Rio de Janeiro. Tandis que la société aristocratique et esclavagiste boude les héros plébéiens de l’opérette française au théâtre de l’Alcazar, les représentations nourrissent à leur tour les créations satiriques d’Arturo Azevedo. En Egypte, lorsque le canal de Suez est inauguré, la culture colonialiste n’oublie pas l’opérette en fondant le théâtre de la Comédie du Caire. Ici, le chercheur Alexander Flores fait un bond vers les années 1920 pour enregistrer la transformation des cultures en présence avec les comédies musicales égyptiennes de Sayyed Darwiche. Pour chaque article ciblant un territoire, les noms de ville et de théâtre dessinent une large cartographie offenbachienne, tandis que des extraits de presse restituent parfois le discrédit de la critique face au succès populaire de ces diffusions. Un réflexe de classe ?

La lecture est tout aussi stimulante dans les axes suivants. « Au fil du répertoire » questionne adroitement la dramaturgie de deux œuvres dissemblables, Pomme d’Api (1873) et Les Contes d’Hoffmann (1881). Concernant la première, l’analyse pertinente du rôle de la bonne, par la metteuse en scène Emmanuelle Cordoliani, débouche sur un regard (pré)féministe et prolétarien, esquissé par les librettistes Halévy et Busnach. Il peut évacuer le comique gras du bourgeois prédateur de la bonne engagée. Quant au chant du cygne inachevé d’Offenbach, créé à l’Opéra-Comique quatre mois après sa disparition, sa dramaturgie pose question à des générations d’artistes et de producteurs. En confrontant les éditions successives du livret et de la partition avec les sources manuscrites, Jérôme Collomb défend une reconstitution dramaturgique parmi les cinq existantes qu’il documente. Auparavant, la geste offenbachienne est explorée d’une part par Tom Mébarki, de manière à révéler les « anticipations » des ressorts rythmiques et prosodiques, préfigurant ceux du XXe siècle. D’autre part, Dominik Pensel questionne avec perspicacité le statut de l’art au prisme du héros Hoffmann, porteur ambivalent du syndrome « Art-Eros ».

 « Lectures d’Offenbach » entremêle des relations de coprésence à des actualisations de notre temps. Pour l’une, l’approche de Peter Hawig dégage l’influence du profil d’Offenbach dans l’écriture du compositeur héros, Docteur Faustus de Thomas Mann. Pour l’autre, l’étude d’Hélène Routier dénoue les fils de l’esthétique métakitsch (réactualiser l’ironie et les anachronismes) qui habite les mises en scène de Laurent Pelly et de la dramaturge Agathe Mélinand. L’instrumentalisation politique des années 1950 fabrique des appropriations inédites en Hongrie ou bien dans les théâtres bulgares, sous l’idéologie socialiste. À l’instar du cinéma soviétique, la transformation des types sociaux obéit au canon du réalisme socialiste pour mieux pourfendre le capitalisme occidental. Ainsi, la transformation de Monsieur Choufleuri restera chez lui, sur la scène de Budapest, est dressée par Peter Bozó, tandis que celle de La Belle Hélène à Sofia est mise en perspective par Miryana Yanakieva. Ces transformations radicales attestent non seulement les ruses idéologiques mais aussi la vitalité de l’œuvre offenbachienne.

Au vu de sa circulation internationale, de son potentiel à nourrir les imaginaires et à façonner les captations idéologiques, l’œuvre d’Offenbach et de ses librettistes apparaît malléable à souhait autant que politique à travers tout temps : la fortune d’Offenbach sera pérenne ! En refermant ce riche volume, seules quelques réserves se profilent :  la réflexion anthropologique des processus d’acculturation étant guère abordée, le regard sur deux univers culturels demeure souvent unilatéral.


S.T-L