Asmik Grigorian (Nastassia), Iain MacNeil (prince Nikita Kourlatiev), Claudia Mahnke (princesse Eupraxie), Alexander Mikhailov (prince Yuri), Frederic Jost (Mamyrov/Koudma), Zanda Švēde (Nenila). Orchestre et Chœur de l’Opéra de Francfort, dir. Valentin Uryupin, mise en scène : Vasily Barkhatov (Opéra de Francfort, 30 décembre 2022).
Naxos 2.110768-69. 2 DVD. 3h23. Notes et synopsis en anglais et allemand, sous-titres français. Distr. Outhere.
Très rarement jouée sur les scènes occidentales, L’Enchanteresse (1887) de Tchaïkovski n’avait donné lieu à ce jour qu’à l’édition d’un seul DVD (VAI) qui permet de découvrir une production soviétique de 1984 enregistrée en mono. En plus de bénéficier d’une qualité audiovisuelle sans commune mesure avec celle de cet ancien document nullement indigne mais reflétant une évidente pauvreté de moyens financiers, le spectacle mis en scène en 2022 par Vasily Barkhatov à l’Opéra de Francfort se situe à des années-lumière des visions extrêmement traditionnelles qui ont longtemps prévalu en URSS. En effet, rien ne rappelle ici la ville de Nijni Novgorod au XVe siècle telle qu’imaginée par le dramaturge Hippolyte Chpajinski dans la pièce à succès qu’il adapta lui-même – bien maladroitement – pour le compositeur. L’aubergiste Nastassia, surnommée l’enchanteresse par son entourage, devient une galeriste qui accueille une faune bigarrée d’artistes et d’amateurs, tandis que le prince Nikita Kourlatiev a toutes les apparences d’un oligarque qui entretient par ailleurs d’étroites relations avec le pouvoir religieux. Car le clerc Mamyrov, suppôt du prince, est ici un pope particulièrement antipathique, et dont l’interprète incarne aussi le sorcier Koudma au dernier acte. Un des rares éléments rappelant la culture russe sont les espèces de poupées matriochkas surdimensionnées qui font également office de cercueils. La traditionnelle danse des bouffons chez Nastassia est transformée en chorégraphie virevoltante pour des danseurs coiffés d’une tête de loup. Le canidé semble du reste un symbole du farouche esprit d’indépendance de l’héroïne, comme en fait foi l’énorme loup empaillé trônant au milieu de la galerie d’art et auquel elle est très attachée. Dans cette sombre histoire d’amour et de jalousie qui verse ultimement dans le grand-guignol, Barkhatov s’attache particulièrement à l’évolution du rapport entre Nastassia et Nikita. Subjugué par la jeune veuve, le prince délaisse peu à peu son attitude autoritaire et rigide avant de s’épanouir et de se révéler un amoureux transi qui endure mille tourments lorsqu’il se fait éconduire. On en vient presque à se demander pourquoi Nastassia le rejette au profit de son fils, Yuri, réduit ici à un jeune boxeur infatué et inintéressant. À cet égard, leur grand duo du troisième acte, un des sommets de l’œuvre, ne revêt pas toute l’intensité à laquelle on serait en droit de s’attendre. L’atmosphère surnaturelle et terrifique du dernier acte est en revanche bien rendue par de superbes éclairages et un dispositif scénique qui nous transportent loin de l’univers réaliste dans lequel évoluaient les personnages jusqu’alors. Le metteur en scène ajoute toutefois à l’horreur du dénouement, puisqu’après la mort de Nastassia (empoisonnée par Eupraxie, femme de Nikita), le prince assassine non seulement son fils mais aussi sa femme, puis tente vainement de se suicider. Excessif dans sa violence et parfois déconcertant, le spectacle n’en possède pas moins une grande puissance dramatique et s’achève sur la vision cauchemardesque d’un personnage ayant perdu la raison et broyé par la fatalité.
Sous la direction de Valentin Uryupin, les forces de l’Opéra de Francfort servent fort bien la partition – très inégale, il faut en convenir – de Tchaïkovski. Remarquable clarinettiste lui-même, le chef met particulièrement en valeur les bois, si essentiels ici, et sait bien faire sonner l’orchestre dans les grands déchaînements pathétiques du dernier acte. Le chœur se montre pour sa part autant à l’aise dans les éclats festifs du premier acte que dans le magnifique moment de déploration qui précède les derniers instants de l’œuvre. Épouse à la ville de Barkhatov, Asmik Grigorian reprend un rôle qu’elle avait d’abord chanté en 2014 au Theater an der Wien dans une mise en scène de Christof Loy. Interprète réputée du compositeur, elle est une Nastassia au caractère bien trempé et au chant d’une solidité à toute épreuve, qui marque toutefois moins les esprits que le splendide prince Nikita de Iain MacNeil. En plus de posséder une voix ductile et très expressive, le baryton canadien traduit avec une rare éloquence les émotions contrastées d’un personnage d’une grande richesse psychologique. Nettement plus fruste et quelque peu infantilisé par la mise en scène, le prince Yuri d’Alexander Mikhailov fait regretter le raffinement de l’immense Georgi Nelepp dans l’enregistrement de Samossoud (1955), mais ses moyens s’avèrent néanmoins impressionnants. Pour sa part, la mezzo Claudia Mahnke campe une princesse Eupraxie extraordinaire de passion jalouse et de pure beauté vocale. Dans les deux rôles maléfiques de Mamyrov et de Koudma, Frederic Jost s’impose par son timbre de basse et la justesse de son jeu. Presque tous excellents, les rôles secondaires témoignent du formidable esprit d’équipe de la troupe de l’Opéra de Francfort et achèvent de nous convaincre de l’importance de cette parution.
L.B