Ainsi que cela avait été annoncé bien en amont, le Ring donné sur deux saisons au Théâtre de la Monnaie a changé de metteur en scène en son milieu. Suite à des désaccords, Romeo Castellucci a quitté la scène bruxelloise et a été remplacé par Pierre Audi. Dans l’interview qu’il a donnée à Klaus Bertisch, publiée dans le livret-programme du Théâtre, le nouvel arrivé se démarque sans ambages, et pour tout dire sans aménité, de son prédécesseur : « Je dois ignorer ce qui a été fait auparavant et réaliser cette mise en scène selon ma propre vision des choses. » Et plus loin, en parlant du public : « Je pense qu’il établira un lien avec l’histoire, mais pas avec les productions. C’est suffisant. »
C’est une évidence qu’il appartient à chacun de réaliser sa vision scénographique sans se décalquer de qui que ce soit. Mais on a tout de même envie de rappeler que L’Or du Rhin de Castellucci a été consacré par la critique comme le meilleur spectacle de l’année, et que ceux qui auront suivi le Ring dans sa totalité établiront inévitablement des comparaisons…
N’allons pas plus loin et disons simplement qu’il y a une telle différence de conception entre Castellucci et Audi qu’il serait vain de les opposer élément par élément. Dans nos comptes rendus de L‘Or du Rhin et de La Walkyrie nous n’avons pas ménagé nos éloges à l’égard de Castellucci pour ses trouvailles scénographiques nombreuses, inattendues et éclairantes, tout en exprimant des réserves quant à sa propension à des surcharges visuelles lourdes et superflues. L’option de Pierre Audi est tout autre : un dépouillement tendant vers l’abstraction, un strict minimum de matériau sur scène. Il s’en explique dans son interview : « L’abstraction du décor permet de rester dans l’atmosphère du mythe. » Ce n’est pourtant pas par de l’abstrait mais par de l’humain sous sa forme la plus sympathique que débute le spectacle, et qui constitue à notre sens la meilleure idée du metteur en scène. Avant que la musique ne commence, et durant toute l’introduction du premier acte, une vidéo montre des enfants qui s’en donnent à cœur joie en se grimant, imitant, dessinant et découpant des personnages de Siegfried, brandissant épées et lances. Un bain de fraîcheur et de spontanéité ludique qui nous enseigne ou nous rappelle que l’opéra est un conte de fées, et que Siegfried est un grand enfant. C’est comme tel qu’il sera incarné par Magnus Vigilius que l’on découvre dans ce rôle. Autre figure enfantine, là aussi à mettre sur le compte du meilleur qui nous a été offert : au deuxième acte l’Oiseau des bois, chanté par une cantatrice se tenant en retrait (Liv Redpath, au timbre radieux), est incarné sur scène par un(e) enfant (non indiqué(e) dans la distribution) en tunique de plumes et coiffé(e) d’une huppe, qui a ravi la salle par sa gestuelle aussi clairement explicite que débordante de verve.
Mais revenons à l’abstraction du décor telle que prônée par Pierre Audi. Quelque part dans l’idée cela évoquerait un regard du côté de Wieland Wagner : montrer le minimum sur scène pour laisser le champ libre à l’imagination du spectateur… Par exemple, l’antre et la forge de Mime au premier acte se résument à un double pan de muret faisant autant office de couchette que d’établi de travail – du fonctionnel, tout juste, sans recherche esthétique aucune. Plus notables sont les deux constantes qu’on retrouve à travers les trois actes. La première, assez bien abstraite en effet, est une grande sphère métallique à la surface écailleuse, un peu comparable à une météorite, suspendue au fond de la scène ; c’est d’elle que retentira au deuxième acte la voix de Fafner, corsée de projections lumineuses et d’inquiétants bâillements (impressionnante basse, avec ou sans haut-parleur de Wilhelm Schwinghammer ! Et on saura gré à Pierre Audi de nous avoir évité un dragon Fafner sorti de Jurassic Park !). La seconde, pleinement et concrètement liée à l’action à partir de l’apparition de Wotan au premier acte, est sa lance, éclairée d’un rai de lumière étincelant, barrant la quasi-totalité de l’espace scénique, et que Siegfried tranchera avec son épée lors de son affrontement avec le dieu. La sphère éclate alors, signifiant l’atomisation d’un monde, et des fragments en restent suspendus dans l’air jusqu’à la fin de la scène finale. Celle-ci est en décor noir et blanc, avec Brünnhilde apparaissant du sous-sol debout et restant ainsi comme une statue avant que Siegfried ne se décide à l’embrasser – une option à notre sens un peu trop « mythologique », alors qu’on assiste à l’éclosion de l’humain…
Pour ce qui est de la partie musicale, nous avions dit dans nos précédents comptes rendus qu’on ne pouvait guère en parler qu’au superlatif, et il n’y a rien de plus agaçant que d’être obligé de se répéter ! Oui, ce plateau de solistes est digne des plus grandes années de Bayreuth. On retrouve avec un bonheur total le quintette de ceux déjà entendus antérieurement : Gabor Bretz en Wotan, Scott Hendricks en Alberich, Peter Hoare en Mime, Ingela Brimberg en Brünnhilde, et Nora Gubisch en Erda. Dirions-nous qu’ils se sont encore bonifiés depuis, et que les quelques insignifiantes remarques de nos critiques précédentes n’auraient plus aucun lieu d’être ici, tant l’homogénéité nous a semblé parfaite du début à la fin de leur prestation ? Mais s’il fallait désigner la palme de la meilleure osmose entre toutes les composantes du chant et celles du jeu, nous opterions sans réserve pour Peter Hoare, dont les ressources vocales évoluent avec aisance entre le ténor de caractère criard et guttural de la victime et les belles sonorités rondes et enjôleuses du fourbe. Et quel acteur, et surtout, c’est le cas de le dire, quel mime ! Un des souvenirs visuels qui resteront gravés en mémoire est la scène parallèle où Siegfried fond le fer de l’épée tandis que Mime touille la potion empoisonnée qu’il espère lui faire avaler, joie créatrice contre joie perverse et sardonique. Quant à Siegfried, ainsi que nous l’avons dit, Magnus Vigilius est en tout point conforme à la conception du réalisateur : un enfant-tyran (archétype ô combien d’actualité !) jouant à merveille son personnage débordant de forces vives, animé par la maladresse et la brutalité de son inconscient. Des petites maladresses que nous avons aussi cru discerner par moment dans son chant, avec des intonations incertaines lors de ses méditations pendant les Murmures de la forêt. Mais c’est peu de choses, et aux côtés de ses partenaires il s’inscrit dans la grande cohorte des Heldentenors confirmés par la tradition.
Enfin, le chef Alain Altinoglu, quel phénomène musical et humain ! Dès qu’il apparaît au début, venant saluer, et qu’on voit son visage, on reçoit de lui ces ondes bénéfiques qui n’émanent que de ceux qui sont supérieurement heureux dans leur pouvoir de transmission et le communiquent à toute la salle, musiciens, chanteurs et public. Car il est à la fois un formidable technicien, un narrateur de l’événementiel musical et un pédagogue qui explique avec clarté la partition de Siegfried, tellement complexe mais devenant grâce à lui tellement évidente dans sa construction comme dans tous ses reliefs. Sa palette de nuances est d‘un ambitus rarement atteint – en particulier, les pianissimo qu’il obtient des cuivres sont inimaginables (n'oublions pas, bien sûr, les instrumentistes, premiers à mériter cet éloge !). Nous avions avancé jadis que par moment ses fortissimo faisaient courir quelques risques aux chanteurs ? Non point, aucun dommage, que des vainqueurs, et c’est ainsi que le public les a jugés, dans une explosion d’enthousiasme sans réserve.
A.L
Magnus Vigilius (Siegfried) et Peter Hoare (Mime). (c) Monika Rittershaus