Année dostoïevskienne pour Salzbourg qui a présenté concomitamment Le Joueur de Prokofiev et L’Idiot de Weinberg (on y reviendra en post-scriptum). Le Joueur est un livre court, à l’action ramassée racontée par un narrateur à la première personne qui est aussi le personnage principal. Le livre joue des méandres psychiques de ce personnage au bord du point de rupture, animé de sa passion pour Polina et de la flamme qu’il se découvre pour le jeu. Prokofiev – auteur du livret – n’a retenu que le premier livre du roman pour son opéra, le second aurait été singulièrement plus complexe à porter à la scène. On suit donc la cour désespérée d’Alexey auprès de Polina, en même temps que les histoires de famille sordides du Général a. D. qui attend désespérément des nouvelles de Baboulinka, la riche grand-mère qui n’en finit pas de mourir. Or à Roulettenbourg (le lieu de villégiature), tous sont ruinés par le jeu et par les vautours qui cherchent à tirer profit des joueurs aux abois comme le petit marquis français et l’énigmatique mademoiselle Blanche qui tournent autour du général. La grand-mère finit par débarquer, « retombée en enfance », plus déterminée que jamais à découvrir la roulette… elle y laisse sa fortune – précisément, l’héritage du général – et repart avant d’être complètement ruinée, dans une scène d’adieu pathétique et singulièrement émouvante. Alexey tente pour sa part de dégager Polina de ses promesses maritales faites au marquis, en gagnant des sommes colossales au casino… mais las, Polina tiraillée et perturbée par toutes ces tractations refuse l’argent que lui apporte Alexey.

L’œuvre est d’abord un défi pour le ténor qui interprète Alexey puisqu’il est en scène pendant presque deux heures sans interruption. Sean Panikkar, timbre de métal, chant abrasif et personnage halluciné jusqu’au bout des ongles, y fait des merveilles. Sa Polina est Asmik Grigorian, ici en ado revêche et paumée, le chant incandescent ou caressant. La soprano donne un relief singulier à ce personnage présent par intermittence, dont la folie est eau comme celle d’Alexey est feu. Le général a. D. bénéficie de la voix profonde et sonore de Peixin Chen qui sait jouer la terreur comme la minable autorité, faisant vibrer ou tendre la ligne selon les besoins. Violeta Urmana est une Baboulinka d’exception, éruptive et asphyxiante à son entrée en scène, touchante et sensible dans ses adieux piteux. On pourrait mentionner encore tous les artistes, contentons-nous de rendre hommage au marquis de Juan Francisco Gatell au chant percutant et veule à souhait.

La mise en scène de Peter Sellars joue principalement d’un dispositif de roulettes suspendues, qui peuvent s’illuminer et s’abaisser selon les besoins, reconfigurant l’espace au sol. C’est un décor kitsch et coloré que vient compléter une végétation envahissant la roche du manège et les roulettes. Mise à part une discrète actualisation temporelle, Sellars propose une simple et fidèle lecture de l’œuvre, on ne trouvera pas de sens caché ou de réflexion singulière sur le jeu, mais une superbe direction d’acteurs qui rend justice à la fièvre du gain et aux tourments psychiques des personnages. Tous, sans exception, se livrent au jeu que leur propose Sellars, pas de réalisme, mais une imaginative variation sur les affects : chutes, expressions du visage, hyperbole… c’est principalement là qu’on retrouve la démesure dostoïevskienne, dans un jeu juste et néanmoins non-conventionnel.

Prokofiev a composé une musique qui agence des blocs par juxtaposition. Sans être la partition lyrique la plus aboutie du compositeur, elle compte toutefois de nombreuses pages savoureuses (scène finale du casino, coups de folie d’Alexey, mélancolie de Polina, Baboulinka dans ses œuvres – autoritaire ou dépitée) dont les contrastes semblent légèrement en deçà de l’énergie fauve que la partition appelle. Timur Zangiev insuffle certes une bonne énergie mais oublie l’urgence, et s’il fait bien sonner l’orchestre, il n’embrase toutefois pas les couleurs (des cuivres à petite perce seraient mieux venus pour assurer l’acidulé de la palette).

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Post-scriptum

Non accrédité pour la dernière représentation de L’Idiot de Mieczysław Weinberg, nous y avons néanmoins assisté le vendredi 23 août. Sans en rendre compte exhaustivement ici, il est impossible de ne pas en dire un mot. En effet, ce soir-là, nous avons touché aux plus hautes cimes salzbourgeoises, à commencer par la direction féline de Mirga Gražinytė-Tyla, main de fer dans un gant de velours, qui a donné les couleurs, le ton, le récit. Ajoutons le prince Myshkin lunaire de Bogdan Volkov, la mise en scène sensible et juste de Krzysztof Warlikowski et une distribution de très grand niveau, et on ne pourra encore se faire qu’une idée bien incomplète du chef-d’œuvre interprété avec les plus hauts égards auquel nous avons assisté. On espère que les maisons françaises (du moins celles qui en ont les moyens) sauront trouver le chemin de Weinberg, immense compositeur à (re)découvrir.

 

J.C


Juan Francisco Gatell (Le marquis), Nicole Chirka (Blanche), Sean Panikkar (Alexey Ivanovitch), Peixin Chen (Le général). (c) SF/Ruth Walz