Parmi les concerts proposés lors de notre séjour salzbourgeois, trois ont retenu notre attention, en premier lieu la soirée proposée par l’orchestre symphonique de Pittsburgh sous la baguette de son directeur musical, Manfred Honeck. Les américains accompagnent d'abord Yefim Bronfman dans le troisième concerto pour piano de Rachmaninov, ou plutôt ils jouent « de concert » tant l’attention réciproque de l’orchestre et du soliste est sensible dès les premières mesures. L’orchestre surprend par la rondeur du son et impressionne avec des nuances d’un extrême raffinement – quels chuchotements et demi-teintes ! Il y a quelque chose de viennois dans cette couleur, rien d’étonnant à cela puisque Manfred Honeck fut altiste parmi les Wiener Philharmoniker avant de monter sur le podium. Bronfman préserve le mystère dans le premier mouvement, réservant l’extériorité brillante au dernier mouvement. Dans la cinquième symphonie de Mahler, une franche énergie se donne à entendre plus distinctement, notamment dans toutes les interventions cuivrées – faisant honneur à l’école américaine. Ni le chef ni l’orchestre ne refusent la théâtralité spectaculaire, comme un pendant à l’exploration de l’intime à laquelle ils se livrent dans l’adagio ou dans les trios du scherzo. Les contrastes sont plus nets et distincts, il y a davantage de relief dans Mahler que dans Rachmaninov… en collant aux intentions du pianiste et à sa sobriété, l’orchestre a sans doute fait preuve d’un peu trop de retenue. Le propos de Honeck est plus paysager que narratif, chaque page est un nouveau panorama, une invitation à la contemplation de la nature et le récit demeure secondaire, même si ici la contemplation ne se résume pas à une pure beauté plastique. En conclusion de ce premier concert, Honeck et l’orchestre de Pittsburgh offrent une sucrerie autrichienne avec la valse du Baron, « énhaurme » et grisante…

Le samedi soir, c’est dans la magnifique salle du Manège des rochers que se tient – comme chaque année – le concert du Gustav Mahler Jugendorchester, placé sous la direction d’Ingo Metzmacher. Le programme est une mosaïque cohérente dont le caractère didactique – pour les instrumentistes – apparaît avec évidence : Beethoven et Wagner côtoient Schönberg et Nono, voilà de quoi travailler les classiques et les modernes. Les ouvertures Coriolan et Leonore III donnent à entendre un Beethoven captivant, où la nervosité n’empêche ni la douceur ni les jeux d’ombre et de lumière. L’orchestre offre le meilleur de ses capacités de réaction, le travail d’apprentissage des partitions, d’écoute et le dialogue avec le chef payent, le moindre crescendo, les retenues comme les précipitations sont magistralement réalisées, répondant immédiatement aux sollicitations de Metzmacher. Schönberg n’éprouve pas plus les jeunes musiciens, le chef rappelle par sa lecture la proximité chronologique des Cinq pièces pour orchestre atonales, avec d’autres œuvres tonales du compositeur, l’esthétique demeure post-romantique même si la poétique change. Les pupitres brillent individuellement, couleurs instrumentales, précision rythmique, soin accordé aux phrasés… on peine à réaliser qu’il s’agit d’un orchestre renouvelé chaque année tant la cohésion est forte. En deuxième partie, seule l’ouverture de Parsifal semble un peu extérieure, il y manque le soupçon de métaphysique indispensable à cette partition. La pièce de Luigi Nono, A Carlo Scarpa, architetto, ai suoi infiniti possibili für Orchester, conduit l’orchestre à explorer la lisière du son, à faire du silence non pas une suspension du discours mais son prolongement. L’exercice est difficile mais Ingo Metzmacher veille sur ses disciples et parvient à faire surgir l’intense poésie de cette musique. Enfin, L’Enchantement du vendredi saint extrait de Parsifal, subtil, amoureux et chambriste, résout le problème de la transcendance posée par l’ouverture, il est bien question d’amour – après tout, n’est-ce pas censé être l’enseignement suprême des fêtes de Pâques ? – et on entend plus que jamais la délicatesse de Siegfried-Idyll dans cette page. Le public réserve un triomphe mérité à l’orchestre qui aura su émouvoir, parfois même mieux que certains de ses aînés.

Un dimanche matin à Salzbourg, 11h, grand-messe festivalière, les Wiener Philharmoniker jouent Strauss au Grosses Festspielhaus. Ici, ce genre de concert est un événement sans en être un, l’affection du public pour l’orchestre du Festival, le caractère unique du programme, les artistes invités de marque, tout cela concourt à créer l’événement… hebdomadaire. Il s’agit donc d’un rendez-vous que personne ne manquerait quelle que soit l’affiche, et nous non plus.

Au programme ce dimanche, les Quatre derniers lieder et la Symphonie alpestre, avec Asmik Grigorian et Gustavo Dudamel. Disons-le d’emblée, le résultat est décevant, mais à la mode salzbourgeoise, ce qui signifie qu’il est tout de même excellent. Tentons d’éclairer ce paradoxe : Asmik Grigorian est une artiste magnifique, voix capiteuse, énergie sans limite et incandescente, on ne se lasse jamais de ses apparitions. En outre, elle soigne les phrases et le legato, tous les registres se tiennent d’une seule coulée… mais pour la poésie d’Hermann Hesse et d’Eichendorff, il faut autre chose, un art du dit, qui peut être lumineux ou crépusculaire (rappelons ici que la mention « Quatre derniers » est une invention d’éditeur et un coup de génie commercial… en outre, les textes invitent plutôt à une célébration sensuelle de la vie, topos vieux comme la poésie où aimer signifie mourir et renaître à la fois). Ici, on ne sait pas si la lecture est lumineuse ou crépusculaire, le chant est un peu lourd – point pataud mais en surcharge par rapport à la ligne ciselée par Strauss. La ligne s’affirme là où elle devrait s’étonner d’elle-même et de chaque mot. L’accompagnement de Gustavo Dudamel est au diapason de cette lecture littérale. Certes la somptuosité viennoise est idoine pour cette partition, mais elle pourrait apporter tellement mieux – on s’en rend compte à chaque solo, le cor et le konzertmeister ont plus de poésie que soliste et chef. En deuxième partie, la Symphonie alpestre montre encore l’orchestre à son meilleur – en tant qu’instrument – et faisant preuve d’un engagement constant. Il y a quelque chose de captivant dans ce son opulent, on voit chaque station de l’ascension alpine, et le récit est mené depuis les pupitres et non depuis celui du chef. Étrange sensation de percevoir que le discours instrumental émerge de la conscience agogique de l’orchestre et non d’un propos défendu par le chef : on n'entend pas une direction ni une organisation donnée à tous par le maestro mais bien un ajustement autonome de l’orchestre qui résulte d’une technique et d’une esthétique partagées et d’une excellente connaissance réciproque. On retrouve les travers de Gustavo Dudamel constatés lors de son bref passage à Paris : désintérêt pour la polyphonie qui, malgré les efforts de l’orchestre, n’a pas la clarté indispensable pour une interprétation éblouissante, et une énergie générique. Dès lors, il semble bien plus un gestionnaire du temps qu’un authentique interprète… ce qui est d’autant plus ennuyeux que cet orchestre n’a pas besoin d’un « gestionnaire » – il sait faire tout seul – et saurait répondre admirablement à de justes sollicitations.

 

J.C


Ingo Metzmacher et le Gustav Mahler Jugendorchester. (c) SF/Marco Borrelli