Pour cette nouvelle production des Contes d’Hoffmann, les artistes ont choisi de donner la dernière édition préparée par Jean-Christophe Keck. L’œuvre a été laissée dans un état d’inachèvement par Offenbach, il faut donc faire des choix. En effet, le compositeur mourut pendant les répétitions après avoir écrit l’ensemble du piano-chant, or le travail en répétition – notamment les suppressions et les corrections – constituait une part fondamentale de son processus créatif. On a ainsi le loisir d’entendre au premier acte (Olympia), l’air double de Nicklausse, d’abord langoureux puis hispanisant en seconde partie, ou bien un acte de Giulietta bien différent de celui remanié par Raoul Gunsbourg, substituant à « Scintille diamant » un air de la même eau, au legato enjôleur. Enfin, le dernier acte se conclut par « l’Apothéose » – sur la mélodie de jeunesse « Espoir en Dieu » – au texte d’un romantisme à la Musset : « On est grand par l’amour, plus encore par les larmes. » Ravi de découvrir cette musique, on se demande toutefois si Offenbach aurait vraiment « fait comme ça » s’il avait pu mener son travail à bien. De ce point de vue, l’acte de Giulietta est le plus significatif, l’intrigue limpide devient ici absconse et la musique perd autant sa clarté que sa logique d’enchaînement dramaturgique. La lecture de l’excellent article de Jérôme Collomb, « Les Contes d’Hoffmann, une dramaturgie impossible ? » dans les actes du colloque Offenbach en toutes lettres. Enjeux littéraires et dramatiques dirigés par Stéphane Lelièvre et Jean-Claude Yon, éclairera le spectateur sur la complexité d’établir une version définitive et conforme aux souhaits du compositeur.

Aux difficultés de la partition s’ajoutent celles de son interprétation. De ce point de vue, le travail de Mariame Clément s’apparente à du sabotage. Hoffmann est réalisateur de cinéma au tournant des années 1980. Pauvre hère au prologue et à l’épilogue, traînant un caddy de supermarché chargé de souvenirs pelliculaires, on revit son ascension puis sa déchéance. Jeune réalisateur, émule d’un Spalanzani savant ès effets spéciaux de série Z pour scénario rétro-futuristes, puis cinéaste confirmé devenu abominablement autoritaire, pour enfin se faire détrôner par un concurrent qui lui piquera la vedette et sa vedette (Olympia/Antonia/Giulietta qui ne sont ici qu’une seule personne). Pas de romantisme, pas de surnaturel, pas de poésie. Rien qu’une intrigue plaquée sur une œuvre qui n’est plus qu’un prétexte. Refus d’obstacle et du sens : les actes d’Olympia et d’Antonia sont vécus comme des tournages, avec leurs aléas, réduisant les enjeux amoureux à des amourettes entre stars de cinéma et le rapport entre création et amour à de banales histoires contractuelles.

Musicalement, les choses ne peuvent descendre en deçà d’un certain niveau – on est à Salzbourg tout de même, les critères du jugement se calibrent autrement – qu’on a atteint ce soir. On a connu Marc Minkowski plus à l’aise : le chef insuffle une énergie théâtrale bienvenue, pare l’orchestre de couleurs offenbachiennes, mais c’est globalement tonitruant, le plateau vocal en pâtit parfois et le mystère aussi. On n’échappe pas non plus à quelques décalages en début de soirée. Le plateau vocal est inégal, Kathryn Lewek (Olympia/Antonia/Giulietta) s’acquitte sans soucis de la pyrotechnie, la voix est large et bien projetée mais le chant est sans émotion. Christian Van Horn (les trois diables) déçoit, les graves sont courts et la ligne vocale approximative (sauf dans « Tourne diamant », le substitut de « Scintille diamant »). Kate Lindsey (la Muse/Nicklausse) a le timbre rond et chaleureux, mais le son est en arrière, ce qui alourdit la ligne vocale, et sa pétulance scénique – bien vue pour Nicklausse – ne saurait rattraper le chant. Il faut chercher du côté des seconds rôles, les excellents Marc Mauillon (les valets) ou Jérôme Varnier (Luther/Crespel) pour davantage de satisfaction.

Et puis il y a les autres, ceux qui sauvent la soirée par chacune de leurs interventions : Benjamin Bernheim et le philharmonique de Vienne. Le premier redonne son éblouissante interprétation du poète – telle qu’entendue à Bastille en décembre dernier –autant que le permet la mise en scène. Il est grâce, poète hanté de démons, chant lumineux et précis, sur le mot et sur l’intention. Les viennois distillent leur magie à chaque solo : les bois fondants, tous de rondeur et de sensibilité, le violon solo chantant avec bonheur.

À l’écoute de ces couleurs orchestrales et de cette souplesse, on sait qu’en dépit des ratés de la soirée, on est bien arrivé à Salzbourg, dans ce havre où pour quelques jours tout ira un peu mieux.

 

J.C

Kate Lindsey (Nicklausse), Benjamin Bernheim (Hoffmann), Géraldine Chauvet (La voix de la mère) et Jérôme Varnier (Crespel). (c) Monika Rittershaus