Paris, Fayard, 2024.

On l’attendait depuis longtemps, ce Massenet. Après Gounod, Franck, Chabrier, Chausson, Dukas, Magnard, il nous manquait tellement – on n’ose croire que l’éditeur n’ait pas prévu un Saint-Saëns. Et le livre de Jean-Christophe Branger nous comble. Tout Massenet est là, l’homme et le compositeur, pas seulement celui des opéras. Et voilà un vrai livre, parce que s’y concilient la maîtrise d’une impressionnante documentation et celle de la narration – la pierre d’achoppement de ce genre de monographie exhaustive.

Voici donc Massenet tel qu’en lui-même, protégé d’Ambroise Thomas au Conservatoire, brillant pianiste de salon, à une époque où les hôtels particuliers favorisent l’entrée dans la carrière. Solidement formé, à l’école des grands classiques allemands, commençant percussionniste au Théâtre lyrique (notamment à la création de Faust et en 1860 aux trois concerts de Wagner, qu’il connut aussi grâce à son ami le ténor Gustave Roger. Le musicien des pécheresses a commencé chéri des belles écouteuses, « avant tout soutenu par des femmes dans son ascension ». Musicien officiel de la République ensuite, membre de l’Institut à 36 ans, pas vraiment grisé pour autant, professeur ouvert et attentif, préparant scrupuleusement ses élèves au Prix de Rome. Certes, il a ses travers, ses fragilités, ses moments d’angoisse  il n’assistait jamais aux premières de ses opéras – ou de dépression. Discret, ce mondain solitaire est beaucoup plus accommodant, par exemple, que l’inflexible Saint-Saëns, ne s’engageant jamais pour une cause, opportuniste à l’occasion. Mais il lutte courageusement contre la maladie, à la fin, ne cessant pas de composer. Et qui eût cru qu’il était – comme Delibes  membre de la joyeuse et gauloise confrérie des Sphénopogônes, où s’imposait la barbe en pointe et qu’il gratifia d’une Sérénade académique pour cornet à pistons, trombone, tuba et tambour militaire ?   

Et de chercher. Jean-Christophe Branger nous rappelle que Massenet, quand il lorgne vers le passé, vers Wagner, vers le vérisme italien, pas moins curieux de Palestrina, ne cherche pas à stimuler une inspiration en berne, mais à se renouveler, quitte à subir des échecs. Un « sphinx étonnant », au fond, à l’image de sa Manon. Aucun de ses opéras ne ressemble à un autre, jusqu’à ce testament musical qu’est la Cléopâtre de 1912, dont il ne vit pas la création. Lisons les pages consacrées à des ouvrages négligés comme Ariane, Bacchus, Roma, Amadis ou Panurge, présentés avec autant de soin que les chefs-d’œuvre qui ont fait sa gloire. Le commentaire, pour chaque opus, s’accompagne d'une revue de presse reflétant les polémiques dont il fit l’objet, où surgit évidemment très tôt l’ombre de Wagner. À partir d’Eve, dès 1875, Massenet divisa la critique qui en fit un musicien « féminin » : « M. Massenet a la grâce féminine », écrivait Victorien Joncières en 1872, cinq ans avant Le Roi de Lahore, son premier triomphe. Une vingtaine d’années plus tard, un personnage de roman le traitait encore de « femme de chambre dépravée ».

Le lyricomane, pour autant, ne négligera pas les mélodies, du Poème d’avril de 1868, « premier cycle dans l’histoire de la mélodie française », aux très novatrices Expressions lyriques de 1911, sans doute déclaration d’amour platonique au mezzo Lucy Arbell, où le chant voisine avec la déclamation un an avant le Pierrot lunaire de Schoenberg – en 1893, Soir de Printemps faisait déjà déclamer la voix au-dessus du piano. Décidément, Massenet cherche toujours, comme dans la musique de scène de 1876 pour Les Erinnyes de Leconte de Lisle, qui « trahit une aspiration de plus en plus prononcée au renouvellement des formes dramatiques où chant, parole et musique sont désormais plus étroitement associés ».  Le lecteur de l’Avant-Scène Opéra ne sera pas moins curieux des œuvres symphoniques. On connaît l’Ouverture de Phèdre, les Scènes pittoresques, les Scènes dramatiques, les Scènes alsaciennes, mais Jean-Christophe Branger nous fait découvrir l’exotique Retour d’une caravane de 1866, du divertissement dansé que constitue Les Rosati de 1901. Et grâce à lui, nous écoutons plus attentivement le Concerto pour piano, trop dédaigné alors qu’il « trouve […] sa descendance dans les œuvres concertantes de Ravel ».

Vous dévorerez ce Massenet. Pour le compositeur de Werther lui-même, mais aussi pour son inscription dans l’histoire de la musique française, elle-même étroitement liée aux événements politiques, aux fastes du Second Empire, à la guerre franco-prussienne, aux combats de la nouvelle République : né sous Louis-Philippe, Massenet est mort deux ans avant la Grande Guerre. Mais pour nous, il vit encore.

 

D.V.M