Aix est un festival Mozart, mais le compositeur ne stimulerait plus l’invention des metteurs en scène avec pertinence et justesse, brio et tendresse, pétillement et gravité. Or, les voix sont là, belles, stylées et le plus souvent doublées d’un fin sens du mot et de l’incarnation, ainsi Aix en a tiré une conclusion temporaire : évitons les versions mises en scène, privilégions le concert, on avisera plus tard. C’est en somme ce qu’il fallait retenir des annonces du dossier de presse présentant cette nouvelle édition, qui confirmèrent les sous-entendus formulés dans notre numéro spécial consacré au Festival d’Aix-en-Provence. Habile suspension du jugement, Aix prend aussi le risque d’y perdre son âme, tant la soirée Mozart de l’Archevêché est un rendez-vous pris et honoré depuis plus de 75 ans – avec des succès divers – jusqu’à cette année. Stratégiquement, cela libère la place pour un autre spectacle, et de façon plus intéressante rend le Mozart singulier et unique : une seule soirée avec une distribution exceptionnelle, captée par les micros de France Musique… ce qu’on perd ici, on le gagne là.

Avec La Clémence de Titus, Mozart hérita d’un vieux livret de Métastase, qui ne correspondait plus aux attentes d’un public qui avait succombé aux splendeurs du quatuor d’Idomeneo. Finis les successions d’airs, les ensembles – qui ont acquis leurs lettres de noblesse dans l’opera buffa de Mozart – sont désormais attendus dans les ouvrages serio. Soucieux de venir à bout du très long livret de Métastase, Mozart demande à Caterino Mazzolà de « superposer » certaines interventions pour créer duos et trios. Le goût a évolué, buffa et serio s’hybrident et ouvrent ainsi la représentation musicale à de nouvelles possibilités, mais chez Mozart l’alternance récitatifs/airs prévaut encore, même si la représentation aixoise a allègrement réduit la part des récitatifs (moins digestes en concert qu’au théâtre).

Pour ce concert, la distribution réunie est presque exclusivement française, témoignage de l’insolente santé du chant français. On salue d’abord la prestation éblouissante de Marianne Crebassa en Sesto, dont le chant parfait est mis au service d’une incarnation incandescente. Le bas médium a des couleurs sombres qui donnent au personnage une dimension tragique et crépusculaire. Tout juste s’interroge-t-on sur le tempo résolument très lent de « Parto, parto » surjouant une hésitation qu’il n’était peut-être pas nécessaire de souligner si fortement. Pene Pati offre un Titus plus belcantiste que mozartien, mais comment ne pas succomber aux charmes d’un timbre lumineux, parfaitement adéquat pour l’empereur plein de bonté. En outre, le ténor sait dire les mots autant qu’il sait vocaliser, et son plaisir évident à chanter Mozart est communicatif. Karine Deshayes effectuait sa prise du redoutable rôle de Vitellia. Du sol grave au contre-, il faut la voix longue, chez Deshayes l’aigu est étincelant, le médium riche et l’artiste sait faire résonner des graves toutefois un peu plus modestes. Surtout, chaque vocalise est un chef d’œuvre : on reconnait la rossinienne consommée qui se met au service de Mozart. Si, dans un premier temps, la partition semble être encore un peu fraîche pour la mezzo, le « Non piu di fiori » est bouleversant de grandeur et de gravité. Lea Desandre (Annio) maîtrise son rôle à la perfection, tenu et empreint d’une profondeur sérieuse qui confère plus d’épaisseur tragique à ce personnage plus adjuvant que singulier. Emily Pogorelc lui donne la réplique en Servilia, d’une belle voix sonore et homogène, elle tient très bien son rôle de rayon de lumière dans l’ombre des voûtes capitolines. Enfin, Nahuel di Pierro s’acquitte avec probité du rôle de Publio.

Raphaël Pichon, à la tête du chœur et de l’orchestre Pygmalion, insuffle théâtre, vivacité, et souligne les couleurs de l'introspection. La soirée est un triomphe dont on sort en se disant qu’un tel théâtre d’ombres articulant destins individuels et politiques aurait – plus que jamais – mérité d’être monté en version scénique !


J.C


Nahuel di Pierro (Publio), Emily Pogorelc (Servilia), Lea Desandre (Annio), Marianne Crebassa (Sesto) et Karine Deshayes (Vittelia). (c) Vincent Beaume