Après Tosca en 2019, le Festival d’Aix-en-Provence réalise sa deuxième incursion puccinienne avec Madama Butterfly pour célébrer le centenaire de la mort du compositeur. Depuis, on est passé d’un extrême, celui de la reconstruction hors sujet (et surtout hors livret et hors partition) d’une intrigue incongrue, à un autre, celui d’une fidélité scrupuleuse aux didascalies. Qu’y a-t-on gagné ? Certes de la cohérence, mais pas grand chose d’autre. La maison de Cio-Cio San est très belle, d’un japonisme non forcé, jouant sur la transparence à travers des grillages de bois, et entourée d’un dispositif de tapis roulants qui font glisser en douceur les interprètes sur scène. La présence des paravents joue sur une superposition en perspective d’aplats, qui évoque l’art de l’estampe japonaise. Le tout est subtilement éclairé par Alexander Koppelmann, et la direction d’acteurs est finement menée, délicate et généreuse pour les interprètes, permettant à Ermonela Jaho et Lionel Lhote de faire valoir l’humanité de leurs personnages. Toutefois, sans être ni surpris ni captivé par la mise en scène, on lui accordera d’avoir su restituer l’œuvre à son caractère profondément théâtral. En effet, nourri à la mise en scène parisienne de Bob Wilson, on était conditionné par le séduisant glacis wilsonien et on redécouvre des personnages vivants. Les reprises pourraient être l’occasion d’un travail sur le mystère et l’étrangeté, le malentendu fondamental entre Pinkerton et Butterfly.
La véritable action, la tension qui mène le drame est à trouver dans la musique, d’abord en fosse où Daniele Rustioni livre une lecture nerveuse de la partition. Il s’inscrit dans une tradition lyrique italienne sans complaisance à l’égard des facilités, celle de Toscanini et Serafin. Le drame avance, avec frénésie ou inquiétude, les couleurs sont vives, les arêtes saillantes, et les alanguissements comptés mais d’autant plus efficaces. Le chef porte aussi le plateau vocal en catalysant l’énergie orchestrale.
Si l’on est enclin à l’indulgence à l’égard d’une mise en scène insuffisante, c’est grâce à l’interprétation jusqu’au-boutiste d’Ermonela Jaho. Comme d’autres cette semaine, la voix a perdu quelques atours, mais le chant demeure souverain. Pas une nuance ne manque, et que de sentiments, de précision dans les mots, la ligne cisèle l’émotion, la voilà tour à tour charmante, digne, grandiose, enfin tragique. C’est la grande rigueur de la chanteuse et c’est le courage absolu de l’interprète, sans concession et sans facilité. Dès lors, comment apprécier le Pinkerton hors style et à l’aigu agressif d’Adam Smith ? On trouvera une consolation dans le Sharpless de haute école de Lionel Lhote. Certes, le temps a prise sur lui aussi, mais il est de ceux qui soignent la courbure des mots et l’intelligence de la ligne. Comme jamais le consul se révèle un puits d’émotions, réprobateur de Pinkerton, compatissant, admirateur et finalement peut-être plein d’amour paternel pour Cio-Cio-San ? Carlo Bosi est un Goro de premier ordre, tout comme Albane Carrère donne un relief singulier à Kate Pinkerton, noble métier que celui des comprimari quand il est porté à de telles cimes.
Le triomphe mérité réservé à Ermonela Jaho se double d’un cadeau d’anniversaire du chef, qui aime à cabotiner aux saluts – défaut inoffensif devenu charmant quand il est pratiqué par un musicien aussi scrupuleux que Daniele Rustioni – et enjoint l’orchestre à offrir à la soprano un « Joyeux anniversaire » repris en chœur par le public.
J.C
(c) Ruth Walz