Notre prédécesseur à Aix et à l’Avant-Scène, Chantal Cazaux, avait si bien décrit les limites de la belle mise en scène de Katie Mitchell qu’on hésite avant d’y ajouter un codicille personnel. La metteuse en scène nous fait entrer dans le rêve de Mélisande, celui qui lui apparaît après avoir fui son propre mariage, arrivée malade dans une chambre d’hôtel, elle se découvre en réalité enceinte. Qui est le père ? L’enfant a-t-il été désiré ? L’acte sexuel nécessaire à la fécondation a-t-il seulement été consenti ? Voilà le mystère permanent de la pièce originale concentré dans cette scène liminaire. Pour le reste, tout est explicité, les options sont tranchées pour le spectateur, même si elles restent nimbées de l’aura indistincte des songes. Ce qui est perdu en équivoque ici est rendu en complication là : deux Mélisande se côtoient, l’une rêvée, l’autre témoin de ses fantasmes et ses peurs. On perd ainsi le fil d’un propos pourtant respectueux du livret, sensible et dotant Mélisande d’une envergure plus importante que la diaphane icône auquel le livret semble parfois la cantonner. La direction d’acteurs, les lumières, le décor sont très soignés et flattent l'œil en permanence. Mais, à force de multiplier les sollicitations, l’attention est diluée et l’émotion nous échappe, alors qu’elle devient irrésistible dans les moments de plus grande simplicité comme dans les aveux réciproques des deux personnages éponymes – qu’on aurait souhaités plus longs tant les interprètes y sont bouleversants.

Susanna Mälkki tire le meilleur de l’orchestre de l’Opéra national de Lyon, ne reculant jamais devant le théâtre bel et bien prévu par Debussy et trop souvent édulcoré. Les pupitres sonnent avec opulence et les archets ont du nerf… parfois trop et la sensualité se dérobe sous l’amertume. On est dès lors plus proche de Wozzeck que de la musique française, parti pris parfois payant, parfois hors sujet.

Ce soir, la fascination viendra des voix, dont pas une ne dépare l’ensemble stylistiquement châtié et uni par une même intention. Laurent Naouri reprend le Golaud qu’il avait préparé pour cette production en 2016. Ecce homo ! Voilà l’homme avec sa superbe et ses fêlures, sa tendresse et sa noirceur. De la sollicitude au délire, de l’autorité à la peine, Naouri déroule une voix couleur de parchemin – de ceux qu’on ne consulte pas parce que vénérés, marqués seulement de la grandeur des écritures et non du temps –, et une déclamation exemplaire. Huw Montague Rendall étreint Mélisande de son Pelléas miraculeux. La voix au timbre chaleureux et caressant, d’une séduction à la virilité nuancée et quasi ambigüe, est parfaitement homogène, souple et surtout au service d’une déclamation exemplaire dont chaque syllabe est consciente du sens sans être appuyée. Chiara Skerath (Mélisande) au timbre lumineux et fruité, partage le même souci du mot, où théâtre et musique se confondent. Vincent Le Texier campe un bel Arkel, certes usé mais si crédible et riche de poésie. Si Lucile Richardot paraît éminemment sous-employée en Geneviève, on goûte chacune de ses interventions, le timbre charnu, l’élocution magistrale, l’intensité des répliques… Le paysage est parfait par l’Yniold impeccable d’Emma Fekete.

La leçon de chant s’est ainsi muée en leçon de création : application, intensité et simplicité font plus que forces supplétives.

 

J.C


(c) Jean-Louis Fernandez