Le Festival d’Aix-en-Provence propose de réunir les deux Iphigénie de Gluck en une même soirée, considérant – contrairement au compositeur  Iphigénie en Tauride comme la suite d’Iphigénie en Aulide. Pourtant, les deux logiques dramaturgiques sont closes et les deux histoires ne ressortissent pas aux mêmes versions du mythe, l’intervention de la déesse à la fin d’Iphigénie en Aulide dépouillant l’intrigue d’Iphigénie en Tauride de tout fondement. Toutefois, Dmitri Tcherniakov en tire un récit contemporain et néanmoins fidèle aux livrets.

Tout bon mythe grec articule tragédie individuelle et destin collectif, ce double aspect revêtant le plus souvent la forme du dilemme tragique. Tels se présentent les événements à Agamemnon dans Iphigénie en Aulide : la vie de sa fille Iphigénie ou la victoire et la gloire… Chez Tcherniakov, les choses sont moins nettes, certes il y a la guerre, mais la tension intrafamiliale est affaiblie, et le refus du deus ex-machina final achève encore de démonétiser le conflit individuel et héréditaire puisqu’il n’y a plus de dépassement des antagonismes par l’intervention divine. Pour rappel : Agamemnon, après de multiples atermoiements, accepte le sacrifice de sa propre fille, laquelle y consent aussi – par amour pour son père et sens du devoir à l’envergure tragique. Clytemnestre s’y oppose, tout comme le fiancé Achille. Sur le plan politique, il y a le camp de la guerre, Calchas et le peuple qui exigent de la célérité, et ceux qui refusent l’ordre des dieux  quitte à perdre la guerre –, Clytemnestre et Achille. Au milieu, Agamemnon qui se range finalement à ses devoirs de roi. Transposé sur la scène tcherniakovienne, le roi des rois est bien déchiré, son épouse s’oppose à lui avant de choisir de plein gré le camp de la guerre, tout comme l’Achille devenu frivole, plus amuseur public que héros invincible, et enfin Iphigénie demeure dans une indétermination adolescente, pour finalement incarner la paix sacrifiée. Pour qui se réjouissait de voir Tcherniakov s’emparer de LA famille dysfonctionnelle par excellence, il faut passer son chemin, ici tout est banalement bourgeois, sans aspérité, sans restituer Clytemnestre à sa souveraineté, ni Iphigénie à la puissance de sa propre volonté sacrificielle – dans le livret elle se sacrifie bien plus qu’elle n’est sacrifiée par son père. En revanche, Tcherniakov donne habilement à voir la bourgeoisie frémissante à l’idée d’une guerre, car rien ne vaut « une bonne guerre pour relancer l’économie », et celle-ci, nécessairement triomphale, sera courte, alors à quoi bon faire la fine bouche pour y aller ?

C’est encore ce travail réaliste qui frappe dans Iphigénie en Tauride. Vingt ans plus tard, le metteur en scène nous fait voir une société ravagée par la guerre, avec son lot de mutilés, de syndromes post-traumatiques… la société est dissoute et le sacrifice n’est plus qu’allégorique. Si la scénographie est plus convaincante dans cette deuxième partie, où l’on retrouve la même structure qui délimite une maison bourgeoise, que dans Aulide, la narration demeure faible : les retrouvailles ne sont exploitées ni sur le plan politique – qui ne sert plus que d’arrière-plan – ni sur le plan familial, à part pour montrer un évitement final quand Oreste et Pylade quittent Iphigénie, comme si la guerre rendait l’effusion des retrouvailles impossible.

Évidemment, on retrouve le savoir-faire scénique du maître, une direction d’acteurs ciselée et une scénographie lumière (Iphigénie en Tauride) travaillée et bienvenue, mais tout cela a un goût de déjà vu, un an après Cosi et de nombreuses venues de Dmitri Tcherniakov au Festival. Ne touche-t-on pas aux limites d’une politique qui consiste à installer une récurrence parmi les artistes invités dès lors que ceux-ci transforment leurs traits de génie en tics ?

Pour donner de l’intérêt à cette soirée, on ne peut malheureusement compter sur Gluck qu’à moitié : la partition d’Iphigénie en Aulide (1774) semble bien pâle à côté de sa petite sœur Iphigénie en Tauride (1779), l’inspiration – vocale et orchestrale – y est moindre, et le métier moins aguerri que dans la seconde (transitions mieux menées, récits plus denses, plus grande concision). En sus, Iphigénie en Aulide souffre d’une distribution très inégale.Quoi qu’annoncé souffrant, Russell Braun donne à Agamemnon le phrasé du souverain à défaut d’en avoir exactement le timbre. Le bas-médium passe difficilement la fosse et l’aigu manque d’éclat, mais le baryton est un artiste consommé et le rôle peut s’accommoder de ces faiblesses, le roi n’en est que plus torturé. En outre, il forme un couple cohérent avec la Clytemnestre de Véronique Gens, dont les couleurs ont aussi pâli, ce qui ne saurait suffire à faire oublier le style et l’émotion – particulièrement touchante dans les mouvements lents, sa révolte manque toutefois de mordant. Corinne Winters relève le défi de chanter les deux Iphigénie dans la même soirée, elle s’en sort avec les honneurs, d’une voix parfaitement homogène, d’un français appliqué mais perfectible, et d’une incarnation très intérieure, moins torche vive qu’elle ne sait l’être (on se souvient de Katia Kabanova à Salzbourg), sans doute contrainte par la mise en scène. Le Calchas bien investi scéniquement mais vocalement abîmé de Nicolas Cavallier trouve sa voie dans ce rôle de vieille baderne belliqueuse, mais l’Achille d’Alasdair Kent, à l’émission nasalisée, manquant de puissance, peut certes se prévaloir de crescendos bien réalisés, mais n’a l’étoffe ni du héros ni du fiancé royal.

En Tauride, les choses s’améliorent grâce à la participation d’un trio vocal français. Le Thoas d’Alexandre Duhamel, toute voix dehors, vibre d’une énergie brute, convenant tant au souverain sanguinaire qu’au survivant qu’en fait Tcherniakov. Florian Sempey campe un Oreste entre hébétude et fureurs du traumatisme, passant ainsi du délire à l’énonciation la plus simple, on pressent l’orage comme jamais dans « Le calme rentre dans mon cœur ». Son Pylade n’est autre que Stanislas de Barbeyrac, qui maintient sa ligne sur une crête entre violence et accalmie. Doté d’un timbre désormais barytonal, il réalise avec Oreste un jeu de double plus que d’ombre et de lumière. Enfin, parmi les seconds rôles, on distinguera Tomasz Kumiega (Arcas puis un ministre et un scythe) dont le timbre sombre se double d’un sens de la ligne très fin.

La véritable triomphatrice de la soirée se nomme Emmanuelle Haïm. La cheffe d’orchestre dirige son ensemble Le Concert d’Astrée avec une maîtrise de conteuse, c’est-à-dire connaissant chaque recoin de la partition, tenant l’orchestre à chaque instant, et toujours au service du récit, qu’il prenne des dimensions mythologiques ou contemporaines. Les couleurs, le développé du tempo, la précision instrumentale… tout concourt à porter une soirée qui, sans cela, risquerait la perdition.

 

J.C


(c) Jean-Louis Fernandez