D’abord donné à la Monnaie en 2022, ce Triptyque mis en scène par Tobias Kratzer est particulièrement original en ce sens que, tout en proposant des scénographies foncièrement différentes pour chacun des volets, ceux-ci se trouvent néanmoins réunis par un fascinant réseau de correspondances. Inspiré de l’univers sinistre du film Sin City de Frank Miller, le décor d’Il tabarro comprend quatre espaces de jeu étriqués qui sont le pont de la péniche, la cale, la petite chambre des époux et une rive de la Seine. L’histoire tragique de Giorgetta et Luigi se retrouve au cœur de Suor Angelica sous la forme d’un roman graphique dont nous voyons de nombreuses pages dans un film noir et blanc projeté à l’arrière-scène pendant toute la représentation. La possession – et la lecture fiévreuse – de cette bande dessinée constitue le péché des deux sœurs converses qui arrivent en retard à la prière du soir. Confisqué par la supérieure puis lancé à la fin de l’ouvrage dans une cheminée, le livre brûle avec une telle violence que des flammèches provoquent l’incendie de tout le monastère. Autre surprise au début de Gianni Schicchi, où en guise de prologue, nous voyons un Buoso Donati mélomane qui met un disque sur sa platine tourne-disques. Il s’agit de la fin de Suor Angelica, qui lui fait éprouver de tels transports artistiques qu’il modifie son testament enrayant avec vigueur plusieurs noms (évidemment ceux de sa famille) afin de léguer sa fortune aux moines, comme on l’apprendra par la suite. C’est dans la pochette du disque qu’il dissimule d’ailleurs le précieux document… avant de rendre l’âme subitement. Au fond de la scène, quelques dizaines de spectateurs prennent place sur des gradins et participent par moments à l’action en applaudissant ou en poussant des exclamations, selon les indications de deux figurants munis d’affiches. Ajoutons que la complicité bien provisoire entre Schicchi et les membres de la famille du défunt se traduit par une joyeuse séance de bain collectif dans un spa… Si la réussite générale du spectacle ne laisse aucun doute, il faut tout de même relever quelques aspects discutables, comme la fin d’Il tabarro, où Giorgetta semble quasi indifférente au meurtre de son amant, et certaines séquences superflues du film projeté dans Suor Angelica, notamment celles où une religieuse gourmande plonge à pleine main dans un pot de Nutella avant de courir aux toilettes pour aller vomir tout ce qu’elle vient d’engloutir…

Dirigeant avec un souci constant de l’équilibre entre la fosse et le plateau, Pinchas Steinberg sait trouver les couleurs orchestrales convenant à la tonalité de chacun des trois opéras : oppressante dans Il tabarro, méditative et déchirante dans Suor Angelica, puis virevoltante dans Gianni Schicchi. Deux noms s’imposent au sein de l’abondante distribution : Roberto Frontali et Elena Stikhina. Le premier est d’abord un mari blessé à vif dont la souffrance et le désir de vengeance éclatent dans un puissant monologue (Nulla !... Silenzio !...), puis un Schicchi dont la solidité du chant n’a d’égale que son talent pour la comédie. La soprano russe impressionne également par son jeu et ses éminentes qualités vocales qui servent aux personnages de Giorgetta et d’Angelica. D’une sensibilité à fleur de peau, l’air « Senza mamma » et la scène du suicide constituent les moments les plus intenses de la soirée. Outre la véhémence de l’amant passionné, Samuele Simoncini possède en Luigi un timbre d’airain et des aigus d’une solidité à toute épreuve. Présente dans les trois œuvres, Lucrezia Drei est d’abord une jeune amante tout à fait délicieuse, une sœur Genovieffa d’une rare tendresse, puis enfin une irrésistible Lauretta qui détaille à ravir « O mio babbino caro ». Grâce à sa splendide voix de mezzo et à ses dons innés d’actrice, Anna Maria Chiuri est glaçante à souhait dans le rôle de la Zia Principessa. De la joyeuse bande de Gianni Schicchi, on retient en particulier le Rinuccio brillantissime de Matteo Mezzaro, le Marco bien chantant d’Andres Cascante, le Simone débonnaire de Gianfranco Montresor et la Zita plus vraie que nature d’Elena Zilio, qui, du haut de ses 83 ans, fait montre d’une énergie débordante. Après le succès remporté à Bruxelles, on partage l’enthousiasme du public turinois face à ce spectacle qui constitue dans l’ensemble une superbe réussite.

 

L.B

A lire : notre édition du Triptyque/L'Avant-Scène Opéra n° 335


© Daniele Ratti