Afin de commémorer le centenaire du décès de Puccini, la Scala a confié à Davide Livermore le soin de monter une nouvelle production de Turandot qui s’avère extrêmement spectaculaire. Situant l’action dans le quartier chinois plutôt glauque d’une grande ville moderne, le metteur en scène excelle dans l’art d’inventer des tableaux saisissants et d’animer une foule déchaînée, comme au début du premier acte, au cours duquel le peuple de Pékin s’empare avec fureur du prince de Perse pour le dénuder et lui infliger une véritable scène de torture. Dans cet univers d’une grande cruauté, le crime et la prostitution semblent omniprésents, comme en fait foi notamment une maison close nommée Hôtel Amour sur le balcon duquel une jeune femme cherche visiblement à attirer des clients. Peut-être est-ce d’ailleurs dans cet établissement que se retrouvent au deuxième acte Ping, Pang et Pong qui, dans une atmosphère saturée d’opium, s’abandonnent aux caresses d’un nombreux personnel des deux sexes. La gigantesque lune, sur laquelle sont projetées de mystérieuses formes colorées grâce à d’impressionnants effets spéciaux, devient notamment le symbole de Turandot. Car, contrairement aux indications du livret, Livermore ne fait pas apparaître la princesse au premier acte : c’est en contemplant la lune que Calaf succombe au charme incomparable de l’héroïne, idée mettant brillamment en évidence l’importance fondamentale des fantasmes dans l’attirance amoureuse. Il faut donc attendre la scène des énigmes pour enfin voir Turandot, qui est d’abord plongée dans un profond sommeil, un peu comme si, à l’instar de la belle au bois dormant, elle attendait la venue de l’homme qui doit lui permettre de passer de l’enfance à l’âge adulte. La princesse est constamment accompagnée d’une femme aux longs voiles blancs, sorte d’alter ego aux attitudes violemment agressives et qui articule le texte en même temps qu’elle. Il s’agit du fantôme de son ancêtre Lo-u-Ling, dont elle est en quelque sorte prisonnière et qui, selon les mots de Livermore, possède même son âme. Seule la révélation du baiser – non représenté ici – permettra enfin la disparition de ce personnage qui occupe à notre avis une place excessive dans la dramaturgie. Parmi certains autres éléments discutables, on notera aussi le côté quasi caricatural de l’empereur Altoum, affublé d’une barbe ridicule et faisant fort discrètement son entrée côté cour comme un simple quidam. Dans le même tableau, il est également pour le moins déconcertant qu’un petit garçon souffle à Calaf la réponse à la dernière énigme... Inventive et souvent éblouissante, cette mise en scène aurait toutefois gagné à être délestée de certains effets qui n’ajoutent rien à la compréhension de l’œuvre, comme la présence d’un cheval articulé qui vient fièrement caracoler à la fin de chacun des trois actes. En revanche, il faut souligner l’idée émouvante de rendre hommage au compositeur après la mort de Liù. Comme Toscanini en 1926, le chef Michele Gamba pose alors sa baguette, mais ne prononce pas les paroles de son prédécesseur (« Qui Giacomo Puccini morì »), puisque cette phrase est inscrite sous la photo du compositeur projetée à ce moment dans la lune. Solistes, choristes et spectateurs allument un lumignon électrique au cours d’un instant de recueillement d’une intensité inoubliable.

En excellente forme, Anna Netrebko affronte sans difficulté apparente le rôle meurtrier de Turandot grâce à un grave d’une rare opulence et un aigu qui, loin de toute stridence, s’épanouit dans les passages les plus tendus. Face à une telle somptuosité vocale, on demeure volontiers indulgent pour quelques notes attaquées par en-dessous et d’occasionnels problèmes de justesse. Doté d’un instrument percutant à souhait, le Calaf de Yusif Eyvazov laisse une impression nettement moins positive en raison d’un timbre peu séduisant et d’un style prosaïque qui font de ce prince un personnage aux accents trop plébéiens. À l’inverse, Vitalij Kowaljow confère beaucoup de noblesse au roi Timur grâce à sa superbe voix de basse et à son art du chant. Jeune esclave délicate et attachante, Rosa Feola chante à ravir, mais ne possède pas tout à fait les aigus éthérés qui caractérisent les plus grandes interprètes de Liù. Des trois ministres impériaux, le baryton coréen Sung-Hwan Damien Park est le plus remarquable en Ping. Encore pourvu de solides moyens à 74 ans, Raúl Giménez est pour sa part un Altoum de luxe. Dans la fosse, Michele Gamba galvanise chœur et orchestre dans une interprétation manquant certes un peu de raffinement, mais qui soulève néanmoins l’enthousiasme par un instinct dramatique jamais pris en défaut.


L.B


© Brescia e Amisano