Après une longue absence de 44 ans, Werther revient triomphalement à la Scala grâce à l’interprétation en tout point exceptionnelle de Benjamin Bernheim, qui incarne avec une intensité bouleversante le héros de Goethe revisité par Massenet. Osons l’avouer : rarement aura-t-on été à ce point ému par un artiste lyrique dont l’un des principaux mérites est de mettre son art suprême du chant au service du compositeur. À la plénitude des moyens vocaux, à l’élégance naturelle du style et à la clarté absolue de la diction, il joint une sobriété du jeu dramatique convenant fort bien au poète torturé par son amour impossible. Toujours juste dans l’expression, il atteint au sommet de son art dans un Lied d’Ossian follement acclamé et dans une scène finale qui tire littéralement les larmes. À ses côtés, la mezzo russe Victoria Karkacheva campe une Charlotte passionnée, au timbre chaud et au vibrato quelque peu envahissant qui soulève globalement l’adhésion en dépit d’un français à peu près incompréhensible. Nettement plus satisfaisante sur ce plan, Francesca Pia Vitale possède en outre une intelligence musicale et une belle rondeur de timbre qui font merveille en Sophie, personnage se situant ici aux antipodes de l’oie blanche assez insignifiante à laquelle on la réduit trop souvent. Également remarquable, Jean-Sébastien Bou est un Albert au chant soigné qui traduit avec une grande justesse les désarrois du mari face à une réalité qu’il ne soupçonnait pas. Parmi les rôles secondaires, on retient moins le bailli sympathique mais à l’émission inégale d’Armando Noguera que les amusants Johann et Schmidt d’Enric Martinez-Castignani et de Rodolphe Briand, ce dernier se distinguant de surcroît par une prononciation exemplaire. Pour ses débuts à la Scala, Alain Altinoglu accomplit un travail admirable, car en plus de respirer constamment avec ses chanteurs, il est capable de souligner aussi bien les délicatesses de la partition (le retour du bal) que ses passages puissamment dramatiques.

En coproduction avec le théâtre des Champs-Élysées, qui présentera l’œuvre au printemps 2025, ce nouveau Werther offre également à Christof Loy l’occasion de faire ses débuts dans le théâtre milanais. Sa mise en scène prend place dans un décor unique formé d’un gigantesque mur recouvert d’un papier peint et percé en son centre d’une porte vitrée ouvrant d’abord sur la maison du bailli, puis sur une salle où l’on célèbre les cinquante ans de mariage du pasteur et enfin sur une chambre chez Albert et Charlotte. Dans cet espace tenant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, on retrouve un minimum d’accessoires : une table et des chaises pour le goûter des enfants, quelques livres sur la scène faisant office de bibliothèque, la boîte des pistolets… D’une épure confinant à une certaine sécheresse, la scénographie évacue donc presque complètement toute évocation de la nature, pourtant si essentielle chez le personnage éponyme. L’autre aspect étonnant réside dans la réévaluation des rapports entre Werther, Charlotte, Sophie et Albert : dans la vision de Loy, qui dit s’être inspiré du caractère tragique des passions dans Les Affinités électives, Sophie est amoureuse de Werther et agit comme la rivale de sa sœur. Ainsi en est-il de la fin du premier acte, où, après avoir épié le moment de tendresse entre le poète et Charlotte, c’est elle – et non pas le bailli, comme l’indique la partition – qui annonce le retour d’Albert. Par la suite, elle refuse froidement d’embrasser Charlotte après l’air des larmes et sera présente sur scène jusqu’au dénouement, à l’instar d’Albert. Celui-ci force son épouse à remettre ses pistolets à Werther lui-même, puis verrouille la porte où s’est enfermé son rival afin d’empêcher Charlotte d’aller le rejoindre. Pendant l’interlude entre les deux derniers actes, il prend la pleine mesure de son malheur puisqu’il lit avec une rage désespérée les nombreuses lettres de Werther que Charlotte lui a lancées afin de faire éclater la vérité. Si cette vision des choses s’avère dans l’ensemble intéressante, il est néanmoins dommage de distraire notre attention du magnifique duo final par la présence de Sophie et d’Albert, concentrés sur leur déception personnelle et totalement indifférents à la mort de Werther. Cela étant, cette réserve ne devrait surtout pas freiner le public parisien dans son désir d’entendre Benjamin Bernheim dans un rôle qu’il marque de sa très forte empreinte.

 

L.B


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