Robert Carsen fait partie de ces rares metteurs en scène dont les productions ne vieillissent pas. Ainsi de cette Jenůfa qui, à l’instar de son célèbre Midsummer Night's Dream, increvable depuis sa création à Aix en 1991, revient sur le plateau de l’Opéra des Flandres où elle a été créée il y a vingt-cinq ans. La force de cette production tient d’abord dans la simplicité de son concept scénique : un ensemble de portes et de fenêtres posées sur un sol de terre battue d’un rouge sombre qui deviendront, après avoir été la place du village où Jenůfa attend dans l’angoisse et la culpabilité le retour de Števa, sous le regard des villageois, les deux pièces exiguës de la maison où la Kostelnička la séquestre pour cacher sa faute. Rien de vraiment réaliste mais un cadre assez suggestif pour évoquer le contexte rural, l’enfermement social et le climat d’oppression qui règnent dans le drame et lui donnent sa substance. Si les costumes uniformément sombres évoquent plutôt la première moitié du vingtième siècle que le tournant du dix-neuvième d’origine et évacuent toute connotation typique morave, c’est surtout pour élargir la portée du propos au-delà de l’anecdote et non pour le transposer ou le gauchir. La dernière image, le couple, chantant son espoir d’une vie meilleure et d’un amour construit, sous une pluie bienfaisante, sur le plateau nu, si improbable après un tel drame, y prend une vérité et une force d’émotion incomparable.
La distribution réunie pour cette reprise se recommande par son homogénéité et sa capacité à donner tout le relief voulu aux personnages, se coulant à la perfection dans les exigences de la mise en scène. Dans le rôle-titre, le soprano lyrique d’Agneta Eichenholz évoque avec beaucoup de crédibilité la maturation progressive, de la jeune fille fragile du premier acte à la maturité de la femme résolue, trempée par les épreuves au dernier. Natascha Petrinsky est une Kostelnička jeune dont le mezzo puissant achoppe quelque peu sur les aigus d’une tessiture qui réclamerait plutôt un soprano dramatique mais cette tension renforce la sensation du combat moral terrible que vit le personnage et son engagement fait oublier quelques notes limites. Aussi opposés en termes de nature vocale que physique, les deux ténors construisent un duo de demi-frères ennemis pleinement crédible : Ladislav Elgr offre à Števa sa silhouette longiligne et son timbre juvénile aux aigus percutants, particulièrement convaincant dans son numéro de coq de village ivre du premier acte et dans la veulerie lors de sa confrontation avec Kostelnička au deuxième. Jamez McCorkle, avec son ténor lyrique plus central et son physique « charpenté », crée un Laca profondément touchant dans sa fragilité et sa souffrance. La galerie des petits rôles n’offre que des individualités bien dessinées, depuis la grand-mère Buryjovka de Nadine Weissmann jusqu’à la piquante Karolka de Zofia Hanna, et tous mériteraient mention jusqu'aux plus épisodiques. Le chœur bien sûr, se révèle d'une grande cohésion. Dans la fosse, Alejo Pérez offre une lecture finement détaillée de la partition mettant en relief l’instrumentation si caractéristique de Janáček dans un ensemble puissamment structuré où la tension jamais ne retombe et où le lyrisme s’épanouit quand il est nécessaire au milieu de la violence du drame. Ainsi l’Opéra des Flandres conclut-il sa saison sur un spectacle dont son directeur, Jan Vandenhouwe, affirme dans le programme qu’il a été sa première grande émotion lyrique et qui, un quart de siècle plus tard, n’a pas pris une ride et a le pouvoir d’être plus fort que le souvenir.
A.C
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