L’Opéra royal de Versailles mettait à l’honneur ce week-end Orfeo ; si l’on connaît bien le compositeur, Claudio Monteverdi, on ne cite pas assez l’auteur du texte, le poète Alessandro Striggio, qui signe un très beau livret. Créée le 24 février 1607 à Mantoue, cette œuvre est en général considérée comme le premier « opéra » de l’histoire de la musique, même si le terme serait à définir plus précisément. Il suffirait de dire qu’Orfeo est le résultat des recherches menées par Monteverdi, et plus largement la Camerata fiorentina, pour créer un langage qui allie parole et musique, le recitar cantando.

Cela fait plus de trente ans que Jordi Savall s’est mis au service de cette merveilleuse partition. Il en connaît toutes les nuances et subtilités, et il en résulte une maîtrise totale de la performance musicale. Avec le Concert des Nations, orchestre sur instruments d’époque qu’il a créé avec Montserrat Figueras en 1989, il met en valeur l’énergie autant que l’expressivité de l’œuvre. Harmonie, grâce et émotion de la musique de Monteverdi sont rendues avec autant de générosité que de respect.

Du côté des chanteurs, l’enthousiasme prime : Marc Mauillon incarne un Orphée tout en puissance et en sincérité. Sa voix virtuose, robuste et claire se double d’une belle performance d’acteur : durant le deuxième acte, le baryton se prend au jeu de la danse et exécute des pas bien sentis et convaincants. Dans le quatrième acte, il incarne parfaitement un héros que l’orgueil, l’impatience coupable et l’impulsivité vont pousser à la faute. Marie Théoleyre prête sa voix à la Musique puis Eurydice : son timbre est à la fois clair et précis, doux à certains moments, puissant lorsque le rôle l’exige. Salvo Vitale, en Charon et Pluton, fait résonner une voix de basse vigoureuse et profonde, parfaite pour les figures d’autorité qu’il interprète. Floriane Hasler, en messagère de l’affreuse nouvelle du trépas d’Eurydice, déploie une intensité tragique convaincante qui touche le spectateur sans parvenir à le bouleverser complètement, la faute à des aigus parfois un peu métalliques. L’orchestre l’accompagne avec une délicatesse et une douceur remarquables. Marianne Beate Kielland en Speranza et Proserpine compatissante, déploie un chant profondément émouvant, doux, rassurant et enveloppant, parfait pour ses deux rôles. En Apollon, Furio Zanasi joue sérieusement son rôle et sa voix laisse entendre toute la sagesse du personnage. Les autres rôles (bergers et nymphes), ainsi que le chœur de l’Opéra royal sont expressifs et d’une grande précision.

La mise en scène est signée Pauline Bayle, directrice du Théâtre Public de Montreuil et principalement tournée vers le genre purement théâtral. Lorsqu’il a été créé en 2021 à l’Opéra-Comique, le spectacle a pu décevoir du point de vue de sa mise en espace. Celle-ci plonge le spectateur dans une uchronie et une utopie qui brouillent volontairement les repères : les costumes et le décor minimalistes ne renvoient à aucune époque ni lieu déterminés. L’objectif est de recréer les conditions d’origine de création de l’œuvre, dans lesquelles la machinerie n’avait pas encore sa place. Pauline Bayle a été accusée d’avoir peu d’imagination et d’appauvrir le mythe. Nous ne partageons pas ces réserves : la dimension solennelle que confère la quasi-absence de décor laisse toute leur place aux interprètes et à la musique, et donne l’impression au spectateur d’assister à une cérémonie initiatique et rituelle, qui rappelle la dimension universelle et fondatrice du mythe. Si les éléments de décor sont en effet très réduits, ils n’en sont pas moins riches de signification : ils se métamorphosent à mesure qu’évoluent les sentiments du héros. Les deux premiers actes voient la scène envahie de roses éclatantes, ce qui donne à la représentation une dimension arcadienne et pastorale tout à fait à propos pour évoquer l’amour absolu des deux héros. À l’initiative d’Orphée, cinq musiciens de l’orchestre montent sur scène, ce qui souligne harmonieusement et astucieusement le lien entre les paroles et la musique. Certes, les nombreuses accolades et gestes tendres forcent un peu la mièvrerie de la scène, mais les quelques intermèdes dansés apportent l’énergie et la légèreté nécessaires. Le contraste est saisissant lorsque la mort d’Eurydice entraîne la disparition des fleurs et plonge la scène dans une ambiance sombre et lugubre. Le monde souterrain est bien rendu, en toute sobriété, sans autre artifice qu’une gestion intéressante de la lumière : livré à une obscurité presque totale, cet espace de désolation tient toutes ses promesses. Les personnages y sont tous privés de leurs cheveux et vêtus de tuniques noires, comme s’ils avaient définitivement tourné le dos à la vie terrestre et à sa beauté. Seuls Orphée et Eurydice, toujours en blanc, représentent la lueur d’espoir à laquelle le héros s’accroche éperdument. Après sa faute, lorsqu’Orphée se retrouve en plein désespoir, les roses refont leur apparition, et la robe blanche d’Eurydice, comme suspendue dans l’espace, matérialise sa cruelle absence et sa plongée définitive dans le monde des Enfers. Un cercle rituel de roses est alors créé, pour sacraliser cet amour perdu et mieux mettre en valeur sa dimension sacrificielle. Les costumes sont très fluides et sobres, mais leurs couleurs offrent une clé de lecture supplémentaire qui permet au spectateur de mieux s’approprier la symbolique de l’œuvre.

Ce spectacle a clairement pour objectif de mettre en valeur la puissance de l’émotion que l’alliance des paroles et de la musique met en exergue. Cet Orfeo rend la légende particulièrement ardente et actuelle, l’être humain apparaissant dans toute sa fragilité et ses failles. Au cœur de l’écrin splendide de la musique, Monteverdi dépeint l’orgueil et l’impatience de l’homme qui le mènent à une descente aux Enfers glaçante et douloureuse. Nous savons gré à Jordi Savall et à tous les artistes de cette production d’avoir si bien porté l’harmonie de l’œuvre.

C.S

© Stefan Brion