Dernière production de la saison 23-24 de l’Opéra national du Capitole de Toulouse, cet Eugène Onéguine était initialement programmé en janvier 2021. La pandémie aura non seulement reporté la production, mais aussi la prise de rôle de Stéphane Degout, survenue dans l’intervalle à La Monnaie de Bruxelles en janvier 2023. Nous assistons cependant à Toulouse à ce que nous pouvons appeler une « première française » du célèbre baryton dans le rôle d’Onéguine.

La production a de quoi nous ravir, tant les décors de Romain Fabre accomplissent la gageure de trouver l’équilibre entre luxe et sobriété, pragmatisme et rêverie. Les costumes de Jean-Daniel Vuillermoz sont de très belle facture et particulièrement mis en valeur par les lumières de Nicolas Descôteaux qui maintiennent le drame dans un espace-temps en constante lévitation. L’usage de la vidéo s’avère bien dosé et les images réalisées par Gaspard Philippe n’apparaissent qu’à des moments clés pour projeter sur un tulle, en filigrane, le visage d’Onéguine, de Lenski ou d’Olga. En revanche, bien que sobres et élégantes, ces images apportent peu au déroulé dramatique et s’avèrent pour le spectateur averti un surlignage inutile. En matière de surlignage, c’est peut-être le suremploi du procédé de dédoublement de l’action, entre le plateau et la surélévation boisée, qui dérange le plus. Ce procédé, pourtant pertinent, aurait provoqué un effet autrement plus sensible et signifiant en évitant d’incessants va-et-vient.

En effet, malgré la clarté du propos et l’élégance de la scénographie, c’est bien la direction d’acteurs de Florent Siaud qui pêche grandement, douloureusement, et confine le drame dans une tiédeur regrettable. L’engagement corporel des principaux protagonistes n’est résolument pas à la hauteur des événements vécus : la cruauté de l’ignorance, la virulence du rejet, la brutalité des affronts, la férocité de la jalousie et la funeste nostalgie. Peut-être le metteur en scène craignait-il de tomber dans le surjeu dont sont parfois taxés les artistes lyriques, mais l’inverse n’est pas moins fâcheux et les personnages de Tatiana, Eugène, Olga et Vladimir auraient gagné en intensité dramatique sous une direction d’acteurs plus inspirée, puisant dans le livret toute une palette d’états psychologiques autrement plus subtils.

La première à en pâtir est certainement Valentina Fedeneva qui, malgré un timbre élégant, légèrement ambré et un aigu clair et sonore, s’avère peu convaincante dans le rôle de Tatiana. Le retrait et la froideur qu’elle affiche tout au long du spectacle ne sert en rien son personnage de jeune femme submergée par la découverte du sentiment amoureux. Le jeu est tout au plus adapté à la situation dramatique du troisième acte, qui souffre pourtant lui aussi de cette tiédeur et de l’absence d’évolution du personnage. À ses côtés, l’Onéguine de Stéphane Degout semble se débattre avec les mêmes lacunes de la direction d’acteurs, mais le baryton parvient cependant à mobiliser les ressources pour faire évoluer son personnage de l’indifférence au cynisme, de l’inconscience à l’âpre regret. Le timbre à la fois auguste et tendre de l’interprète, tout comme la qualité du phrasé, servent délicieusement la vocalité du personnage. Dans le rôle d’Olga, Eva Zaïcik se montre vocalement très à l’aise, tout comme Bror Magnus Tødenes qui, dans le rôle de Lenski, assure les plus belles nuances de la soirée, particulièrement dans son célèbre « Kuda, kuda » où il explore un phrasé et des résonances d’une grande subtilité. Carl Ghazarossian renouvelle l’intérêt du rôle de Triquet et Juliette Mars est une Larina des plus convaincantes, tout comme Yuri Kissin dans les rôles du Capitaine et de Zaretski. Quant à Sophie Pondjiclis, elle possède la voix adéquate au rôle de Filipievna, malheureusement maltraité par la mise en scène qui prive le déroulé dramatique et l’évolution du personnage de Tatiana de la complicité et des enseignements de sa nourrice. Enfin, Andreas Bauer Kanabas offre à Grémine une large voix de basse, intense et résonnante, distinguée par le public aux saluts.

Les Chœurs de l’Opéra national du Capitole témoignent d’une puissance d’interprétation et d’une préparation musicale admirable. Comme dans toute phalange collective, l’engagement scénique demeure inégal, mais l’investissement général des chœurs dans l’action contribue grandement à la réussite de la soirée. Quant aux scènes de danse chorégraphiées par Natalie van Parys, elles tissent un fil rouge pertinent d’un bout à l’autre du drame, même si l’effet final du bal pétersbourgeois s’en trouve forcément diminué. Sous la baguette de Patrick Lange, arrivé in extremis après la pré-générale, l’Orchestre national du Capitole est de grande tenue et cisèle avec la même inspiration les pages lyriques et les pages chambristes, l’éclat passionné et le sentiment intérieur.

 

J.P


© Mirco Magliocca