DVD BelAir classiques BAC 110. Distr. Harmonia Mundi.
Pour ceux qui étaient au Grand Théâtre de Provence, ce fut un choc. Les nostalgiques se mirent à croire que tout n'était pas perdu. Mais le DVD, privé de la magie de l'instant ? Il remue aussi. Dès le début, quand Elektra surgit, telle une bête, puis se lave le visage dans un seau. Toute la violence de l'œuvre est déjà là. Le testament de Patrice Chéreau, rongé par le cancer, ressuscite et renouvelle la tragédie grecque, dans un décor vaguement méditerranéen, un peu à la Appia, prison pour des êtres ruinés de l'intérieur. Sans doute n'est-on jamais allé aussi loin dans la mise à vif des plaies de l'âme : mère et filles, chacune à sa façon, sont des figures de souffrance, Chrysothémis n'étant plus l'antithèse absolue d'Electre. Sans doute aussi n'a-t-on jamais autant travaillé autant sur le corps et le visage des chanteurs, jusqu'aux servantes, si souvent indifférenciées et individualisées ici avec une incroyable force. Mais la violence le cède parfois à des abandons inattendus : éphémère et superbe moment où la mère et la fille, oubliant leurs rancœurs, restent tendrement enlacées. La fin cloue sur place : la danse d'Electre n'est que transe contorsionnée, sous le regard effrayé des autres personnages, avant qu'elle ne se fige, pétrifiée par sa propre ivresse.
On vous parle beaucoup de Patrice Chéreau. Parce qu'il parvient à transfigurer par la scène des interprètes qu'un disque ne suffirait pas à hisser aux mêmes sommets. Car enfin Varnay, Borkh, Nilsson en Elektra, Rysanek en Chrysothémis, Mödl, Resnik en Clytemnestre... Il n'empêche : renouant avec ses grandes heures, Aix a réuni ici ce qu'on trouve de mieux aujourd'hui. Sans doute Evelyn Herlitzius ne connaît-elle pas de rivale aujourd'hui, par l'identification au personnage, à sa haine et à sa douleur, et la solidité à toute épreuve qui lui permet d'affronter sans fatigue la scène finale. Adrianne Pieczonka a toute la tessiture de Chrysothémis, qu'elle ne réduit pas à l'éclat rayonnant de l'aigu, plus mûre que de coutume, comme si l'enfermement avait brisé sa jeunesse. Belle et désirable, à la différence de tant de Clytemnestre vieillissantes, sinon délabrées, Waltraud Meier phrase sa reine égarée en Liedersängerin, dignement retenue dans l'expression de son mal être, aux couleurs et aux graves seulement un peu éteints. Si l'on trouve charbonneux l'Oreste de Mikhail Petrenko, les autres sont parfaits, notamment la Cinquième Servante de Roberta Alexander, d'une présence illuminée.
Encore une fois, ce n'est pas un disque, c'est un spectacle. Les comparaisons ne viennent même pas à l'esprit, tant on est pris par la puissance de cette production singulière et géniale. Singulière aussi du côté de la fosse : pour la première fois, celui qui dirige n'est pas un héritier, mais plutôt un étranger. Esa-Pekka Salonen n'incarne pas la tradition allemande, pas plus que l'Orchestre de Paris, mais la musique française, Stravinsky, les Viennois, un vingtième siècle que Strauss ne s'est jamais approprié. La violence d'Elektra, avec lui, s'apparente plutôt à celle du Sacre qu'à celle de Salomé. Sa modernité, du coup, prend un autre visage, à la faveur aussi d'une lecture très fluide, très souple, au risque parfois d'une certaine distanciation. Un siècle après sa création, en tout cas, le volcan d'Elektra crache à nouveau du feu et de la lave.
D.V.M.