Tassis Christoyannis (Werther), Véronique Gens (Charlotte), Hélène Carpentier (Sophie), Thomas Dolié (Albert), Matthieu Lécroart (le Bailli). Hungarian National Philharmonic Orchestra, Zoltan Kodaly Hungarian Choir School, dir. György Vashegyi.

Palazzetto Bru Zane, BZ 1056 (2024). Distr. Outhere.

Écouter la version pour baryton de Werther dans cet enregistrement qui mise sur les couleurs de la langue française finement prononcée : c’est déjà un plaisir d’esthète. Mais pas seulement si l’on se fie aux articles documentés de ce nouveau livre-CD du Palazzetto BruZane. Les musicologues (Alexandre Dratwicki, Jean-Christophe Branger) rappellent en effet le projet initial de Jules Massenet de confier le rôle du poète dépressif à l’iconique baryton marseillais Maurel, des ébauches qui serviront à la version 1902 pour le baryton Battistini. Cependant, en pactisant avec le grand ténor Van Dyck pour la création de Werther (Vienne, 1892), c’est bien le couple ténor/mezzo-soprano que Massenet choisit, piédestal pour des générations de chanteurs au vu d’un succès international jamais démenti. Lorsque les librettistes et le compositeur abordent le romantisme des Souffrances du jeune Werther de Goethe, leur réécriture s’appuie sur « la réalité poétique, l’envolée dans l’idéal, tout en restant humain » selon le compositeur. Cet enregistrement de 2024 répond à cette ambition romanesque par plusieurs aspects.

Du côté de la réalité poétique, chaque tableau sonne avec précision, au plus proche de l’art de la conversation avec les acolytes entourant la Maison du bailli (1er acte), puis la fête à Wetzlar (2e acte). Mention spéciale au chœur d’enfants de la Zoltan Kodaly School. Par la conduite orchestrale du chef György Vashegyi, la poésie des motifs de rappel s’imprime dans la mémoire de l’auditeur, et ce, jusqu’aux métamorphoses du Clair de lune. Lever de rideau du dernier acte, « La Nuit de Noël » est une suspension « à vol d’oiseau » sur la cité de Wetzlar (didascalie), sorte de poème symphonique faisant vivre le suicide du héros par les ardentes intrications des motifs de la passion et de la dépression. Cependant, à l’exception du solo de saxophone dans le sublime Air des larmes,  la couleur des vents de l’excellent Hungarian National Philharmonic ne semble pas suffisamment idiomatique. Surtout si nous la comparons à l’enregistrement inégalé de Michel Plasson à l’Opéra de Paris (DVD Decca, 2010).

Du côté de l’idéal et de l’humain, pas de dichotomie dans l’expressivité du rôle-titre. Le baryton Tassis Christoyannis excelle dans les couleurs de la voix mixte, se rapprochant d’un baryton Martin. Cette mobilité en dégradés est un atout car elle embrasse les pénétrants accents d’exaltation (« Ô nature pleine de grâce »), autant que ses lamentations, puis les romantiques effluves des vers d’Ossian, « Pourquoi me réveiller Ô souffle du printemps ». Dans l’équilibre de la distribution, Werther baryton perd en jeunesse ce qu’il gagne en introspection – fragilité, accablement, frustration du désir avant la délivrance. Chez l’émouvante Charlotte de Véronique Gens, la dichotomie diffère car l’humain et le sens du devoir en sont les pôles expressifs. Sa déclamation naturelle sied à l’univers Biedermeier du repli familial et même conjugal (2e acte) avec presque trop de bienséance... Lorsque sa flamme réveille l’Air de la lettre, puis le troublant duo des aveux et l’ultime échange au chevet du suicidé  (« Il ne peut être mort, Werther ! »), nous retrouvons la puissante tragédienne au large ambitus. Certes, ces deux vocalités ne sont ni extériorisées ni « de bronze » comme celle du couple Jonas Kaufmann (capable du « deux-en-un » pour les timbres) et Sophie Koch (DVD Decca).

L’Albert de Thomas Dolié est davantage le gardien du foyer conjugal que le rival haineux (2e acte), jouissant d’un tendre registre aigu de baryton. La bonhomie bien chantante du bailli (Matthieu Lécroart) respire la sincérité, tout comme l’espièglerie de la jeune Sophie, via la soprano Hélène Carpentier à la répartie dynamique dans le duo sororal du troisième acte. Les deux buveurs Artavazd Sargsyan (Schmidt) et Laurent Deleuil (Johann)  rivalisent d’épicurisme dans leur célébration bachique, rehaussée par le pupitre enjoué des cors.

Aussi, sans éclipser les fiévreux barytons Thomas Hampson (DVD Virgin Classics, 2006) et Ludovic Tézier (Opéra de Paris, 2009), cet album renouvelle la postérité du chef-d’œuvre de Massenet. Sans complaisance, l’esthétique française convainc par son élégance orchestrale et vocale.


S.T-L